Fiction de Mikhaïl Kalatozov, Cuba- URSS, 1964, 145 minutes
Chacune de quatre histoires qui constituent ce film est articulée autour de la même rhétorique : face aux injustices dont il est victime (exploitation économique ou sexuelle, oppression policière, violence militaire), le peuple cubain, pourtant profondément pacifique, n’a d’autre choix que la révolte armée pour conquérir sa liberté sous le leadership éclairé du mouvement castriste.
Je suis en désaccord idéologique profond avec cette œuvre orientée et manichéenne, imputant tous les malheurs de Cuba au capitalisme américain et ne proposant d‘autre alternative politique que la violence. Mais je m’abstiendrai, malgré le désir que j’en éprouve, d’entrer dans une polémique stérile où chacun resterait figé sur ses convictions de départ. Je ne parlerai donc que d’histoire et d’esthétique cinématographique. Deux domaines où l’apport de Soy Cuba est important.
Réalisée en 1964, quelques années après la prise de pouvoir par Fidel Castro et la création de l’Institut Cubain du Cinéma (ICAIC), Soy Cuba marque la renaissance du cinéma cubain. Celui-ci connaîtra ensuite vers la fin des années 1960 une brève période de grande vitalité, produisant de nombreux films dont le caractère apologétique ou de propagande (Le jeune rebelle, 1961) n’exclut pas une certaine qualité formelle (Hasta la victoria Siempre, 1967 ; Première Charge à la machette, 1969), ni même une prise de distance critique, pleine d’humour, face à une bureaucratie en cours d’ossification (Mort d’un bureaucrate, 1996). Signe des temps, Soy Cuba est d’ailleurs une co-production soviéto-cubaine, où des acteurs locaux jouent sous la direction du cinéaste russe Mikhaïl Kalatozov.
Malgré ou du fait même de la lourdeur de son attirail de propagande, le film possède un certain nombre de qualité narratives. Tout d’abord, l’exemple des cinémas nazis et soviétiques des années 1930 et 1940 montre que les discours manichéens, mettant en scène une opposition frontale et sans nuances entre le Bien et le Mal, peuvent constituer, pour peu que le metteur en scène ait un peu de talent, le ressort d’un œuvre captivante. Il en est ainsi dans Soy Cuba : comment ne pas partager la colère de ce jeune vendeur des rues dont la fiancée a été achetée pour quelques dollars par un touriste américain, de ce vieux paysan dont la terre vient d’être vendue à la United Fruits, de ce jeune étudiant qui voit son meilleur ami assassiné par le chef de la police de Batista, de cet autre paysan dont l’enfant est tué par une bombe de l’aviation du même Batista, etc.
Il faut d’ailleurs reconnaître au metteur en scène russe une certaine subtilité dans le traitement psychologique des personnages. Même si la trame en est un peu répétitive (une lutte entre réticence individuelle à la violence et prise de conscience de la nécessité politique de celle-ci), ce conflit moral donne lieu au cours du film à toute une série de situations intéressantes : comme ce militant renonçant au dernier moment à assassiner le chef de la police, alors qu’entouré de ses enfants celui-ci se comporte en père de famille attentionné ; comme ce paysan viscéralement hostile à la violence, qui ne rejoint la guérilla castriste qu’après avoir vu son enfant assassiné par les bombes de Batista ; ou encore comme cet américain sensible et raffiné, répugnant au départ à pratiquer le tourisme sexuel comme le font ses amis, avant de se laisser finalement entraîner par la tentation. Un peu simpliste, peut-être, mais, justement pour cette raison, très efficace émotionnellement.
Mais le film brille surtout par ses très grandes qualités formelles. Le parti- pris du réalisateur est, pourrait-on dire, celui du réalisme subjectif : ce qui nous est montré tout au long du film est bien la réalité pure, mais telle qu’elle est perçue à travers la sensibilité et les émotions des personnages. Le contre-champ montrant le paysan dominé par son patron à cheval expriment le sentiment d’écrasement par une société injuste ; la vision en gros plan de visages labourés d’ombres, l’agressivité et la menace ; les effets de sur et sous-exposition de la pellicule, la peur et la violence ; les cadrages mouvants ou obliques, l’angoisse de l’inconnu ; la camera mobile se déplaçant avec le personnage, le stress et le suspense d’une scène d’action : les cadrages non conventionnels (par exemple sur un détail du décor), le sentiment d’étrangeté et de menace qui se dégage de la réalité apparemment la plus banale ; le faux pas dans un escalier sans fin, le glissement sur une pente boueuse, la lutte angoissante d’un personnage vulnérable face à un environnement hostile.
Quant à la bande sonore, elle fait alterner de long silences avec la focalisation sur des sons isolés (une petite musique lancinante…), amenant ainsi le spectateur à partager plus intensément les perceptions sensorielles et le vécu psychologique du personnage. En conclusion de chaque histoire, un texte en voix off en tire une morale de manière suffisamment imagée et poétique pour éviter – de justesse – de tomber dans la plate propagande.
Malgré la longueur de certains plans, qui peut parfois générer l’ennui, malgré son caractère d’œuvre de propagande, il s’agit donc d’un film intéressant, non seulement sur le plan historique, mais également en matière narrative et surtout formelle.
Fabrice Hatem
Renseignements : www.mk2.com