Enregistrement du spectacle de Julio Bocca par Clara Zappetini, Argentine, 80 minutes, 2004
Cette vidéo présente un spectacle donné en 2004 par le célèbre danseur Julio Bocca au théâtre Maipo, sur une chorégraphie d’Ana-Maria Stekelman. Ces deux noms incarnent depuis plusieurs décennies une recherche esthétique fondée sur la convergence entre tango et danse contemporaine. Mais, malgré ses éminentes qualités artistiques, Bocca Tango ne m’a pas entièrement convaincu.
Le spectacle est constitué d’une succession de tableaux dansés et chantés. La troupe de danseurs, constituée de 8 à 9 membres, en majorité des hommes, interprète, sur une musique assez largement dominée par les compositions de Piazzolla, des solos (en général, mais pas toujours, dansés par Julio Bocca), des duos (homme-homme, femme-femme et même femme-homme), des trios, ou des séquences de ballet. Les chanteurs reprennent, en solo et parfois en duo, des tangos du répertoire traditionnel.
Commençons par les appréciations positives. Elles sont assez faciles à faire, car la plupart des artistes sont au sommet de leur talent. Le duo de chanteurs (Guillermo Fernandez et Viviana Vigil à belle voix cristalline), est excellent. L’orchestre, dirigé par Julian Vat, allie puissance, précision et sensibilité. Les danseurs sont des athlètes au corps parfaitement préparé. Les solos de Julio Bocca, souvent effectués autour de quelques accessoires – une table, une échelle, des chaises – sont pleins d’invention, de poésie et mettent en valeur les possibilités physiques exceptionnelles de cet artiste. Les danseurs maîtrisent un large éventail de techniques (y compris le mime et l’acrobatie), qu’ils mettent au service d’un champ expressif très large, allant du burlesque au tragique. Les femmes sont remarquablement légères et agiles.
Voici maintenant les critiques, par ordre de gravité croissante. Tout d’abord, le spectacle se présente comme une succession de « numéros » dont je n’ai pas saisi la trame narrative. Mais cela, au fond, importe peu : beaucoup de tours de chant ou de spectacles de cirque sont construits de cette manière, ce qui ne les empêche pas de conquérir de public si les artistes sont bons.
Fait déjà plus gênant : il me semble que l’interprétation de certains danseurs fait perdre son identité formelle profonde à la partie « tango » du spectacle. Au lieu d’un abrazo érotique et fusionnel, un empoignement sans tendresse et parfois même sans grâce. Au lieu d’une voluptueuse danse en terre, des mouvements sautillants, flottants dans l’air et saccadés. Au lieu d’une intériorité mystérieuse ou de l’expression intense d’un désir, l’exécution, point par point, de la chorégraphie apprise. Bref, à mon humble avis, certains de ces excellents danseurs contemporains n’ont pas véritablement intériorisé l’âme et les codes du tango comme a su si bien le faire, par exemple, Milena Plebs.
Mais ma réserve la plus profonde tient à l’absence totale d’érotisation de la relation de couple, et tout particulièrement de la relation homme-femme, alors qu’il s’agit là de l’objet essentiel, éternel, ontologique pourrait-on dire, du tango. Il manque aux hommes guidés un peu de féminité. Il manque aux femmes guideuses un peu de force et de présence virile. Mais ce sont surtout les duos homme-femmes (il y a en a tout de même quelques-uns dans le spectacle) qui m’ont déçu.
Cela commence avec le vêtement, soit un peu négligé (bodys de danse, jeans), soit carrément inexistant (corps nus ou revêtus de simples sous-vêtements). Or chacun sait que l’un des principaux ressorts de l‘érotisme réside en ce qui est caché ou légèrement suggéré. Un corps nu, un jeans informe, ne cachent rien et ne suggèrent rien : ils sont donc fondamentalement anti-érotiques.
De plus, les corps des danseurs et surtout des danseuses ont une conformation bien particulière : ce sont des assemblages puissants et impeccablement agencés de muscles et d’os, sans la moindre trace de graisse excédentaire, recouvert d’une peau très tendue, qui laisse entrevoir chaque articulation, chaque tendon, chaque terminaison osseuse et chaque fibre musculaire. Cela fait alternativement penser aux mannequins écorchés de nos salles de sciences naturelles, aux rescapés des camps de la mort ou à des body-builders pratiquant la gymnastique de compétition. Ces corps sentent le travail intense, l’effort quotidien sur soi-même, les privations douloureuses pour se maintenir au poids de forme. C’est l’opposé exact de la sensualité gourmande, de l’appétit charnel qui va de pair, me semble-t-il, avec l’esprit du tango.
Mais le pire de tout, c’est cette relation homme-femme essentiellement axée sur la réalisation d’un programme chorégraphique certes spectaculaire et inventif, mais tenant davantage de la gymnastique sportive que de la sensualité. De cette virtuosité maîtrisée ne se dégage aucune émotion corporelle animale. Les danseuses, trop maigres, trop sèches, caricaturales dans l’expression même de leur féminité (tenant plus de la pantomime que du mouvement voluptueux) ne provoquent chez le spectateur mâle aucune réaction spontanée de désir physique. Quant à leurs partenaires masculins, ils n’ont pas l’air particulièrement troublés par la vue et le contact de ces corps nus et maigres, auxquels ils collent froidement, peau sur peau, leur propre corps musculeux en continuant imperturbablement à exécuter leur chorégraphie.
Je n’ai rien contre l’évolution du tango et sa fusion avec le contemporain, mais dans le cas précis de Bocca tango, il me semble que cette recherche a conduit à un semi-échec ou plus exactement à un appauvrissement. Dans ce spectacle, la danse est en effet vidée du contenu érotique élémentaire qu’avaient su spontanément lui donner les garçons bouchers et les prostituées illettrées qui, sans avoir jamais fréquenté aucune académie, l’inventèrent il y a 120 ans. C’est d’autant plus dommage que le niveau artistique général est exceptionnel. Mais à quoi sert d’être d’aussi bons danseurs si c’est pour en arriver à ce zéro absolu du désir hétérosexuel ?
Fabrice Hatem
Renseignements : www.juliobocca.com.ar