Fiction de Glauber Rocha, Brésil, 1969, 100 minutes
Dans un village endormi et poussiéreux du nord-este, les fantômes des cangaceiros – légendaires bandits de grands chemins – rencontrent les tensions et les injustices du Brésil contemporain. Antonio dans mortes, ancien chasseur de cangaceiros, est engagé par le grand propriétaire terrien de l’endroit, le colonel Horacio, pour abattre l’agitateur Coreira, qui, se réclamant de l’héritage des cangaceiros, dirige une troupe de paysans pauvres en révolte, los beatos. Sa besogne faite, Antonio prend conscience qu’il n’a fait que servir l’injustice et se range aux côtés des déshérités.
Ce synopsis trop linéaire ne rend pas compte du climat étrange qui se dégage de ce film, mélange de western latino, de brulot révolutionnaire, de tragédie grecque, et de happening théâtral façon années 1970. Chacun des protagonistes – la troupe des Beatos en révolte, l’agitateur Coreira, son lieutenant l’esclave marron, leur égérie la Sainte, le vieux colonel Horacio nostalgique du passé, sa femme Laura désireuse d’hériter rapidement de ses terres pour y développer l’industrie avec son amant le régisseur, le curé effrayé par los beatos mais scandalisé par l’impudicité de Laura, l’instituteur désireux de changer les choses, le taciturne tueur à gages hésitant entre deux engagements contradictoires – symbolisent, d’une manière volontairement outrancière et stylisée, l’une des facettes du Brésil contemporain : injustices sociales, legs de l’histoire, culture afro-brésilienne, mouvements de revendication et luttes révolutionnaires, répression sanglante, esprit de lucre détruisant les principes moraux, développement économique bousculant les traditions…
Le discours, cependant, est crypté. Chacun des personnages vit sa propre situation dans l’instant, sans aucune prise de de distance, dans un déchaînement échevelés de déclamations passionnées et de violence qui laisse entièrement au spectateur la tâche d’en tirer une conclusion analytique et rationnelle.
Les choix de mise en scène ajoutent au sentiment d’étrangeté. Les dialogues hallucinés et les duels à l’arme blanche se déroulent dans une atmosphère irréelle, au milieu du défilé des beatos plasmodiant leurs chants traditionnels. La musique, grinçante et dissonante, contribue à renforcer l’angoissante atmosphère de tragédie qui se dégage des images, dont le ton sepia évacue la joie des couleurs vives. Le va-et-vient ordinaire des camions sur la route moderne, juste en contrebas du village intemporel où se déroule l’action sanglante, provoque un sentiment d’absurdité et de compassion pour des personnages oniriques qui n’ont visiblement pas leur place dans la réalité quotidienne.
Pour toutes ces raisons, Antonio das Mortes est devenu au Brésil un véritable film-culte. J’ai cependant le sentiment personnel que beaucoup de ses choix esthétiques et narratifs, loin de constituer des « innovations », ont en fait débouché sur une impasse. Le côté « grand-guignol » de certaines scènes de meurtre ou de massacre paraît rétrospectivement inutilement outrancier. L’hystérie permanente de certains personnages – la femme du colonel, l’instituteur, l’agitateur Coreira – est à la longue un peu lassant. A l’inverse, l’inexpressivité voulue d’autres personnages – comme la Sainte – provoque davantage un sentiment d’intérêt que de mystère. Et, au bout du compte, l’ennui guette malgré l’agitation permanente des images, et l’on est assez content que ce film un peu bourratif se termine. Bref, Antonio das mortes a vieilli est et aujourd’hui un peu « daté ».
Il faut tout de même avoir vu au moins un fois cette œuvre complexe et fascinante, pierre angulaire de la renaissance du cinéma Brésilien dans les années 1960.
Fabrice Hatem
(Vu au festival Filmar en America latina, à Genève, le samedi 25 novembre 2012)