Dimanche 12 Août 2012
Depuis quelques années, une nouvelle mode fait fureur dans le tango parisien : celle des « milongas illégales ». Le principe est simple : on repère, à proximité d’un lieu emblématique de la capitale, un espace dégagé dont le sol se prête à peu près à la danse ; on lance une invitation sur les réseaux sociaux et sur internet ; et, à l’heure dite – en général en début de soirée, plus rarement l’après-midi – on arrive avec un équipement ultra-léger : une clé USB ou un Ipod, un lecteur, deux petits amplis ; on s’installe et on danse sans demander aucune autorisation à personne.
Parmi les lieux privilégiés de ces manifestations, citons, en vrac : l’Esplanade du Trocadéro (photo ci-contre), le Palais de Tokyo, le Carrousel du Louvre, le Théâtre de l’Odéon, la bibliothèque François Mitterrand, le centre Beaubourg, le musée d’Orsay, et même, pied-de-nez à l’institution, les quais de Seine du square Tino Rossi, lieu traditionnel du tango d’été parisien dont l’ouverture officielle fut retardé cette année faute d’autorisation. Il y a aussi quelques espaces couverts, comme la galerie Vivienne et le marché saint-Honoré, bien pratiques les jours de pluie. Parmi les organisateurs de ces Millégales, reviennent régulièrement les noms de Jean-Jacques, Thibaud, Fabrice, Guillaume, Greg, et Sacha (qui fait un peu bande à part avec sa Milonga Ophélia).
Il y a un petit côté « anar » et libertaire dans cette démarche : l’idée que l’on fait ce qu’on veut où on veut, sans demander la permission à personne et surtout pas à la police ; qu’on peut animer de manière autonome l’espace urbain, ainsi transformé en lieu de convivialité spontanée ; et puis aussi, qu’on n’a rien à vendre, seulement à partager, puisque ces milongas sont gratuites, même si les organisateurs font parfois passer un chapeau pour la participation aux frais !!
Internet, SMS et réseaux sociaux aidant, cela marche très bien : les informations sur la soirée du jour se diffusent en un clin d’oeil pendant la journée, et à l’heure dite, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de danseurs, convergent vers le lieu de la milonga. Et on retrouve là, non seulement les jeunes alternatifs du « tango nuevo », mais aussi un grand nombre d’habitués de tous âges des milongas plus traditionnelles. Preuve qu’il y a bien quelque chose de fondamentalement rebelle et insoumis dans l’esprit tanguero. Et c’est si drôle de voire des dames d’un certain âge, d’apparence sérieuse et respectable, parler de la dernière intervention de la police à l’une des Millégales avec des accents digne d’une révolutionnaire nihiliste !!!
J’ai assisté à plusieurs de ces milongas la semaine dernière. La première, Ophélia, était organisée par Sacha, en contrebas de l’esplanade du Trocadéro (photo ci-contre).
Un espace de danse immense, un grand jardin en face de nous, et, en arrière-plan, la tour Eiffel toute scintillante après la tombée de la nuit : c’était vraiment sublime !
Venu au tango il y a 4 ans, mélomane averti, Sacha m’a expliqué qu’il avait décidé d’organiser sa propre milonga en plein air pour pouvoir réaliser une programmation musicale plus conforme à ses gouts que ce qu’il avait entendu jusque-là. Cela semble assez réussi, à en juger par l’affluence des danseurs à sa soirée.
Quelques jours plus tard, me voici sur le parvis de l’Opéra, pour participer à la une Millégale organisée par Fabrice. Nous sommes juste devant la grande entrée du monument, avec ses statues, ses arcades majestueuses et, au premier étage, sa galerie à colonnades. La vue sur la place de l’Opéra et les Grands boulevards est vraiment splendide, surtout lorsque la nuit tombe et que s’allument les rangées de lampadaires. Devant nous, assise sur les marches, une foule nombreuse de touristes qui applaudissent, filment et photographient… Car, compte tenu du choix des lieux – les plus touristiques de Paris – vous imaginez que les soirées ne se passent pas dans l’anonymat et l’indifférence !!!
Des lieux superbes, un frisson d’illégalité et d’insoumission, un public enthousiaste, de beaux soir d’été : ces milongas ont vraiment beaucoup d’attraits. On peut s’y fabriquer à bon compte des souvenirs superbes, et c’est vraiment idéal pour une rencontre amoureuse et romantique. J’y ai retrouvé un peu de l’atmosphère électrique du début des quais de la Seine, dans la seconde moitié des années 1990, quand nous nous retrouvions entre membres enthousiastes d’une « tribu tango » encore peu nombreuse, pour vivre ensemble la même passion.
Seule différence avec les quais : le côté « nomade » et irrégulier des manifestations, qui au lieu de se tenir tous les jours au même endroit, migrent d’un espace à l’autre, avec parfois des interruptions de quelques jours. Il y a aussi un plus grand nombre d’animateurs, dont les choix peuvent se révéler très différents en matière de programmation musicale. D’où un côté plus échevelé, imprévu et aventureux que les quais, à l’atmosphère plus familiale et « institutionnelle ».
Il y a aussi des aspects moins positifs dans les milongas illégales. D’abord le fait, évident, que ces manifestations, limitées pour l’essentiel à la belle saison, sont dépendantes du temps : un peu de pluie et il faut tout annuler. Il est vrai que l’on peut dans ce cas se réfugier dans un lieu couvert, comme le marché Saint-Honoré, mais cela a évidemment moins de charme que de danser par grand beau temps. Il faut aussi compter sur une intervention toujours possible de la police. Par ailleurs, le sol, en général fait de pierre, parfois rugueuses, n’est pas toujours très favorable à la qualité de la danse. Enfin, il y a l’absence de confort : on pose ses affaires à même le sol, et, entre deux danses, on a le choix entre rester debout et s’assoir par terre – au mieux sur des marches.
La programmation musicale est aussi très inégale ; je recommande Sacha et El Guerillero, mais je conseille à d’autres de faire le sacrifice d’un stage de DJ débutant, et surtout de comprendre que « rompre les codes musicaux établis » n’est pas nécessairement synonyme de « danser sur n’importe quoi ».
Moyennent ces quelques réserves, les milongas illégales m’ont offert quelques-uns de mes meilleurs souvenir de tango de cet été.
Ce sont donc des événements à consommer sans hésitation -quoiqu’avec modération et discernement – tant que durent les beaux jours, avant de retourner, une fois le froid et la pluie revenus, au bercail des espaces plus « institutionnels ».
Fabrice Hatem
Pour tous renseignements sur les lieux et les dates : http://tango-argentin.fr