Dimanche 5 août 2012
Te souviens-tu, mon frère, de la blonde Mireya Que j’ai prise chez Hansen au beau Rivera ? Une nuit, j’ai failli me tuer pour elle Le temps en a fait une vieille mendiante Te souviens-tu, mon frère, comme elle était belle ? On se mettait en cercle pour la voir danser… Lorsque, dans la rue, je la vois si vieille, Je tourne la tête pour me mettre à pleurer.
Tango de Manuel Romero, 1926
(Avertissement : ce texte n’est pas autobiographique. Mais il est par contre basé sur certains faits réels, tels que j’ai pu les observer lors de mes séjours à Cuba, et qui ont été réinterprétés et transposés).
Chacun d’entre nous tient en lui, bien cachée, une honte secrète.
Le souvenir d’un acte mauvais ou lâche, qu’il n’aurait pas du commettre.
Jamais il n’en parle à personne. Il garde au fond de sa mémoire ce petit secret pernicieux qui lui picote et lui ronge le cœur.
Il se cherche des excuses, et parfois, il en a pour de bon.
Moi aussi, j’ai au fond du cœur quelques-uns de ces secrets.
C’est l’un d’eux que je veux avouer aujourd’hui.
Je le fais, parce que, plus encore que ma petite turpitude, il révèle la manière dont l’actuel régime cubain oppresse et réduit au désespoir son propre peuple. Cela s’est passé, l’an dernier, dans une ville de l’oriente cubain, que j’appelerai Guanbayago.
J’allais souvent danser le soir dans un lieu de cette ville où se produisent toute la journée des orchestres locaux, et que j’appelerai la Casa Muva.
Je montais au premier étage. Là, se trouve une grande et longue salle. A un bout de la salle, la scène. A l’autre bout, le bar.
La salle elle-même est occupée par des tables et des chaises où viennent s‘assoir, le soir, les touristes de passage, devant un mojito ou un Cuba libre.
La plupart ne connaissent à peu près rien à la culture cubaine. Ils sont là un peu par hasard, dans le cadre d’une étape de 48 heures prévue dans le programme de leur séjour cubain, acheté sur catalogue.
Le long de la salle, plusieurs fenêtres donnent accès à un long balcon bordé d’une balustrade en bois peint.
C’est sur ce balcon que prennent place les cubains, jeunes, noirs ou métis pour la plupart. Ils viennent là pour essayer de récolter, par différents moyens, quelques CUC ou un paquet de cigarettes auprès des touristes de passage. Certain(e)s se proposent comme partenaires de danse, d’autres offrent des cours de salsa, une visite guidée à Guanbayago. D’autres ont en tête de trouver un(e) touriste pour se marier avec lui et pouvoir ainsi sortir de Cuba. Il y a aussi quelques vraies prostituées, opérant avec une certaine discrétion, mais tout de même au vu et au su de tous.
En fait, les frontières entre ces différentes catégories, comme toujours à Cuba, ne sont pas parfaitement claires, et les cubaines passent parfois de l’une à l’autre sans s’en rendre compte elles-mêmes. Le terme de « jineterisme » désigne ici cet ensemble de comportements. Il ne s’agit donc pas, comme on le croit parfois, de prostitution au sens occidental du terme, mais plutôt d’une recherche plus générale, par divers moyens, d‘un contact à la fois affectif et lucratif avec un étranger de passage.
Les touristes sont donc assis devant leur cocktail, en train d’écouter distraitement l’une de ces merveilleux orchestres de Son programmés tous les soirs à la casa Muva. Lorsqu’on les invite à danser, ils répondent souvent, d’un air un peu coincé, qu’ils ne savent pas. Quelques couples constitués de salseros européens, venus à Guanbayago prendre des cours de Son ou de Rumba, se mettent par contre à danser, en général accompagnés de leur prof local. Parfois, je bénéficie de la bonne aubaine d’une partenaire européenne sans cavalier. Souvent aussi, les premiers jours du moins, je m’ennuie sur ma chaise.
J’observe les jolies cubaines danser sur la piste avec un étranger de passage. L’une d’elle, une noire qui a du être très belle mais dont les traits commençant à donner quelques signes de fatigue et d’empâtement, attire mon regard par la grâce et la vivacité particulières de sa danse. Je l’applaudis.
Elle a remarqué mon intérêt. Elle vient vers moi, je l’invite, nous dansons pour la première fois, je fais s’assoir à ma table. Un paquet de cigarettes ou un mojito, c’est le prix. Puis, elle commence à me parler de sa fille malade. Je déteste ces tentatives, vraies ou fausses, d’apitoiement. Je l’arrête immédiatement, et lui dis : « Ecoute, j’aime bien danser avec toi, ma ta fille, ce n’est pas mon problème. Je cherche une partenaire de Son le soir pendant mon séjour. Si tu acceptes, je te donne 10 ou 15 CUC par soirée et autant de mojitos que tu veux. Tu viens quand je te fais signe. Le reste du temps, tu peux danser avec d’autres clients. Avec ça, tu pourras acheter tous les médicaments dont tu as besoin pour ta fille, OK ? »
J’avais essayé de la jouer claire et nette. En général, quand on leur tient ce genre de discours, les habitants de Guanbayago ont plutôt tendance à prendre le contrat convenu pour un tarif minimal, puis d’essayer d’en gratter toujours un peu plus par la suite. Mais, pour une fois, cela fonctionna à peu près convenablement, pendant quelques semaines du moins. Le reste de la soirée se passa donc en joyeuses danses de Son, entrecoupés, bien sur de quelques mojitos bien mérités par ma partenaire de location. En partant, je la payais comme convenu, et elle m’en remercia avec gratitude. Les soirées des semaines suivantes ont pour moi été fort heureuses. Chaque fois que j’allais à la Casa Muva, ma partenaire contractuelle se précipitait en souriant vers ma table. Deux bisous, quelques mots, et nous commencions à danser. Elle dansait vraiment bien, et en plus elle avait un sens inné et discret de la pédagogie. C’est elle qui m’a appris une grande partie de ce que je sais aujourd’hui de la manière particulière qu’ont les cubains de se mouvoir dans la danse en général, et dans le Son en particulier. En plus, nous avions une bonne entente rythmique et expressive. Je crois que nous avons formé, au fil des jours, un couple intéressant, à la fois énergique et inventif. Le public, touristes et cubains confondus, nous applaudissaient, nous photographiaient, nous félicitaient, y compris ceux qui n’avaient aucune raison de simuler l’admiration.
J’étais évidement très content, et je crois, elle aussi. Je pouvais danser tout mon saoul avec une excellente partenaire et apprendre d’elle plein de choses par une pratique agréable. Elle pouvait gagner sa vie correctement pendant quelques semaines en évitant d’avoir à prostituer son talent dans les bras d’un débutant à moitié éméché.
Alors, bien sur, chacun de notre côté, nous nous sommes un peu détendus. J’ai été de plus en plus coulant sur les mojitos, les paquets de cigarettes, et les invitations de ses amies jineteras à ma table. Car elle était partageuse et généreuse avec ses copines (avec mon argent, bien sur). Je crois même que j’ai même de temps en temps, enfreignant les règles que j’avais fixées au départ, contribué à l’achat en urgence d’une boite d’antibiotiques au marché noir pour sa fille prétendument toujours aussi malade… Mais ce qu’elle m’offrait valait très largement cela !!!
Quant à elle, elle m’a raconté sa vie, pas très drôle. Avant de guetter le touriste à la Casa Muva, elle avait eu sa petite heure de gloire en tant que jeune danseuse. Son bâton de maréchal(e) ? Une tournée d’un mois en Europe, 12 ou15 ans auparavant, dans la troupe d’un groupe de Son cubain. Combien j’ai vu, à la Havane et Santiago, de ces danseuses, toujours excellentes mais plus toutes jeunes, exhiber avec émotion et enthousiasme quelques vieilles photos de leur unique séjour en Europe !! Toutes fraîches, souriantes, les voila couvertes de paillettes au théâtre de Paris ou à Mogador, visitant en groupe d’artistes joyeux la tour Eiffel ou l’Alhambra. A l’époque, n’importe quel parisien normalement constitué se serait damné pour ces créatures de rêve. Maintenant, ces femmes un peu fatiguées sont heureuses si l’un de ces mêmes parisiens leur donne 5 dollars pour la soirée. Ainsi va la vie… Tiempos Viejos !!!
Depuis, elle gagnait sa vie assez chichement, en plus d’une fantômatique travail officiel payé 10 ou 15 CUCs[1] par mois, en tentant d’arracher quelques dollars chaque soir à la Casa Muva à des touristes ignorants et pingres. Elle habitait très, très loin de là, au nord de la ville, avec sa fille, dans une bicoque délabrée dont le toit laissait passer l’eau les jours de pluie. Pour venir travailler ici et surtout retourner chez elle le soir, c’était un cauchemar, surtout quand ou connaît l’état pitoyable des transports publics à Cuba en général et tout particulièrement à Guanbayago… Alors, certaines nuit, elle restait dormir à la Casa, entre deux tables…
Enfin c’est ce qu’elle me racontait, entre deux Sones et deux mojitos. Elle exagérait peut-être un peu pour m’apitoyer, mais fondamentalement, je crois que c’était vrai dans les grandes lignes…
D’autres m’avaient parlé d’un époux alcoolique qui dépensait en rhum tout l’argent gagné par elle à la Casa…
… Mais quelle qu’ait été la vérité, elle était certainement très triste et très sordide !!!
Elle a sans doute pris un peu d’avance grâce à moi sur les futures maladies de sa fille… Mais ce qu’elle m’a offert en échange n’avait pas de prix à mes yeux !!!
De temps en temps, je la croisais pendant dans la journée dans les rue de Guanbayago. Elle semblait plus défraîchie que dans la pénombre complice de la nuit. Mais surtout, elle avait, particulièrement dans les derniers temps, un air à la fois malheureux et hagard, la bouche contractée dans une moue d’angoisse, le regard figé, la démarche un peu somnambulique. Etait-ce l’effet d’une préoccupation, d’un désespoir, du manque de repos, de l’abus d’alcool ou de tabac, car c’était une grosse fumeuse à la bonne descente ? Je ne sais, mais cette vision me faisait mal en cœur, me gênait, me décevait. Elle me déplaisait aussi, car elle me faisait voir sous un jour bien différent la séduisante et magnétique partenaire de danse qu’elle redevenait pour moi le soir.
Puis arriva pour elle une petite catastrophe.
Jusque-là, elle avait pu accéder gratuitement au salon de l’étage à la Casa Muva. Elle était ainsi bien placée pour, tous les soirs, tenter de trouver un touriste qui lui donnerait les quelques dollars nécessaires à sa survie. Puis, un jour, ce passe-droit lui fut retiré. Avant même de commencer son travail ou plutôt sa recherche d’un hypothétique client, elle devait donc payer les cinq dollars du prix d’entrée de la Casa – somme considérable pour elle, et qui obérait gravement le petit bénéfice qu’elle pouvait espérer réaliser chaque nuit. Cet événement représentait pour elle une double tragédie, d’une part parce qu’il désorganisait totalement sa dérisoire économie domestique, et d’autre part parce qu’il signifiait qu’elle était rejetée du monde qui avait jusque-là représenté la part essentielle de sa vie : la danse, la musique, les spectacles, les fêtes de la nuit.
Je n’ai jamais su très bien ce qui était arrivé, aussi en suis-je réduit à formuler quatre hypothèses, qui chacune révèlent un pan de la lamentable réalité cubaine d’aujourd’hui.
La première c’est celle d’une faute ou d’un mauvais comportement de sa part (vol, dispute, etc.). Mais cela ne cadre pas, ni avec son bon naturel et l’affection générale dont elle semblait jouir de la part des musiciens et du personnel de la Casa, ni avec le fait que l’accès à celle-ci lui resta autorisé, sous réserve qu’elle en acquitte désormais le prix d’entrée.
La seconde est celle d’une vengeance personnelle : en la privant d’un passe-droit plus ou moins illégal, une personne en position d’autorité, qui aurait pu lui en vouloir, savait qu’il pouvait lui faire beaucoup de mal. Il est si facile là – bas, de ruiner la vie de quelqu’un en l’empêchant de se livrer à l’une de ces minuscules activités, qui pour être interdites officiellement, n’en sont pas moins tolérées, devenant la planche de salut économique de l’intéressé… Et ce type de règlement de comptes, est, je le sais par d’autres expériences, fréquent dans l’orienta cubain.
La troisième hypothèse est celle d’une initiative bureaucratique sans malveillance, mais aussi sans humanité : un bureaucrate zélé, choqué de l’existence de passe-droits accordés de manière arbitraire, aurait décidé de faire appliquer la loi, désorganisant ainsi l’existence de plusieurs dizaines de personnes.
Une variante de cette hypothèse présente sous un jour un peu plus favorable la décision de l’administration cubaine : inquiet de la présence à la casa Muva d’une faune de marginaux dont certains pouvaient présenter une dangerosité sociale réelle (prostitution, vols), l’administration cubaine aurait décidé de serrer les boulons en nettoyant l’endroit de ses indésirables. Mais cette décision aurait aussi affecté, par son caractère indifférencié, comme cela se produit toujours, une population de danseuses et d’entraîneuses parfaitement inoffensives, et même utiles à l’animation de la Casa et à l’agrément des touristes.
Une quatrième et dernière hypothèse fait de ma partenaire une victime de la réforma économique en cours à Cuba, et dont la principale disposition consiste à licencier 1 million de fonctionnaires tout en autorisant la population à pratiquer désormais, sous réserve de prendre une licence d’ailleurs assez chère, tout une série de petits services à la personne : restauration, coiffure, manucure, cyclo-taxi, etc. Le pari étant bien sûr, que les fonctionnaires licenciés pourront se « recaser » dans ces nouvelles activités.
Le problème, c’est qu’il s’agit largement d’un marché de dupes. En effet, beaucoup de fonctionnaires, dans l’ancien système, exerçaient déjà ce second métier « au noir ». La réforme les prive donc des maigres avantages associés à leur ancien statut protégé, tout en permettant désormais à l‘Etat cubain de prélever des impôts sur des activités qui jusqu’alors relevaient de l’économie souterraine … et étaient donc non imposées.
Détaillons un peu. Avant la réforme, le système fonctionnait à peu près ainsi : presque tous les cubains avaient un statut de fonctionnaire ou un emploi protégé. Ce travail ne rapportait à peu près rien (15 ou 20 CUC pour une institutrice à plein temps) mais garantissait un certain nombre de droits (santé, retraite…), l’accès légal à certains services (maisons et colonies de vacances) et l’accès de facto à un certain nombre de ressources publiques que leurs gestionnaires ne manquaient pas d’exploiter personnellement ou de détourner, d’une manière ou d’une autre, pour assurer leur propre survie.
Le travail était donc mal payé (un mois de salaire officiel de médecin qualifié permettant de s’acheter 10 bouteilles d’huile environ), mais avec des petits à-côtés qui permettaient à chacun de survivre. Pour beaucoup de cubains, le travail officiel était d’ailleurs devenu parfaitement fictif : les fonctionnaires n’allaient plus à leur bureau, les professeurs se mettaient en congés de longue maladie… L’absentéisme était général, massif, et socialement admis (on m’a même raconté, que, pendant la période économique spéciale, les fonctionnaires de certains ministères étaient officiellement priés de rester chez eux … pour économiser l’électricité du bureau).
La plupart de ces pseudo-fonctionnaires passaient donc leurs journées, non à travailler dans leur emploi officiel, mais à partager leur temps déstructuré entre trois activités principales : 1) ne rien faire, boire, fumer, aller voir les copains, la famille et les voisins pour papoter pendant des heures ; 2) passer un temps infini à faire la queue ou à courir à l’autre bout de la ville pour se procurer un produit de première nécessité faisant cruellement défaut (lait frais pour le bébé, oeufs, antibiotiques, papier hygiénique, fût de bière pour la prochaine fête…) ; 3) pratiquer de manière plus ou moins épisodique un second métier clandestin permettant de se procurer les devises fortes indispensables à la survie matérielle (coiffeur, petit marché noir alimentaire, petite restauration), avec une forte préférence pour ceux donnant accès aux touristes bardés de dollars (prof de salsa, guide touristique, porteur de valise, taxi, jinetera, etc.).
L’Etat cubain étant de facto en état-de quasi-faillite, il fallait d’urgence en diminuer les dépenses tout en trouvant de nouvelles sources de recettes. La réforme consista donc à prendre acte de deux éléments structurels de l’économie cubaine (la pléthore d’emplois publics inutiles d’une part, l’existence d’un énorme secteur informel de services à la personne employant de manière occulte les fonctionnaires surnuméraires de l’autre), pour trouver cette solution apparemment de bon sens, mais lourde de graves conséquences humaines : on licencie les fonctionnaires inutiles, mais on légalise les anciennes activités au noir, ceci allant bien sûr de pair avec le paiement d’impôts nouveaux.
Sur le papier, la solution pouvait paraître pleine de bon sens. Mais en pratique, elle se heurta à un obstacle majeur : beaucoup de ces activités au noir, en effet, n’étaient, faute de véritable marché solvable, qu’une source très marginale et incertaine de revenus. Leur valeur essentielle pour l’intéressé venaient de leur caractéristique de « supplément » non imposé par rapport à une source de revenus et d’avantages certes limitée, mais sure, liée à son statut de fonctionnaire. Qui plus est, beaucoup d’entre eux, comme je l’ai dit, faisait, d’une manière ou d’une autre, commerce d’un avantage lié à leur emploi officiel (cela allant de la corruption et du détournement de marchandises purs et simples jusqu’à l’accès privilégié à une ressource rare, par exemple les touristes). En supprimant l’emploi officiel fictif et en légalisant – c’est-à-dire en taxant – l’emploi réel au noir, on détruisait du même coup le fragile équilibre de cette combinaison de fortune.
C’est sans doute ce qui arriva à ma partenaire. Je reconstitue les faits de la manière suivante (s’ils ne sont pas avérés pour elles, ils le sont très exactement pour de nombreux autres que je connais). Cette femme devait bénéficier d’un de ces très nombreux emplois d’artistes (danseurs, musiciens) octroyés par la province de Guantanago. Elle devait être, d’une manière ou d’une autre, rattachée à la casa Muva, avec un travail de danseuse parfaitement fictif, mais qui lui permettait, le soir, de rentrer gratuitement à la Casa pour approcher les touristes.
Comme elle ne faisait à peu près rien dans son travail officiel, elle a dû être inclue dans l’une des premières charrettes de licenciement. Elle perdait ce fait non seulement ses 10 ou 15 dollars de salaires mensuels – dérisoires mais garantis – mais surtout le droit de rentrer à la Casa, puisqu’elle ne faisait plus partie officiellement de son personnel…. Et donc la possibilité, précieuse entre toutes, d’approcher les touristes bardés de devises.
Tout son précaire système de survie était ainsi détruit !!!
J’en arrive maintenant à ma honte personnelle.
Depuis quelques semaines, j’avais un déserté la casa Muva le soir. Quelques longues excursions en dehors de Guantanago, la rencontre aussi d’une charmante danseuse de Salsa et de Reggeton m’avaient en effet un peu éloigné du Son et de la musique traditionnelle cubaine.
Bref, un peu de temps s’était passé, mais je n’avais pas oublié pour autant ma partenaire de Son. Je retourne donc, un soir, à la Casa Muva pour la rencontrer, apparemment très agitée et désemparée, à l’entrée du rez-de-chaussée, devant la caisse. Elle baragouinait apparemment une sorte de prière confuse à Yemaya quand je tombais sur elle.
Quand elle me vit, elle se dirigea immédiatement vers moi avec un air de soulagement. Cela tombait bien pour elle, mais mal pour moi. J’étais visiblement le sauveur envoyé par Yemaya suite à sa prière, ce qui allait encore me coûter quelques CUC !!! Yemaya aurait au moins pu me prévenir !!
Elle m’expliqua, très agitée, la situation. J’étais assez contrarié de cette taxation inattendue et forcée, qui venait après plusieurs autres du même type au cours de la même journée. Mais, poussé par mon infinie reconnaissance pour ce qu’elle m’avait appris, j’allongeais les 5 CUC de son billet d’entrée.
Voilà ce qui est injuste pour les cubains : ils vous offrent, pratiquement pour rien, des trésors de talents et d’émotion. Puis, ils essayent de vous soutirer, un peu comme des mendiants, quelques dollars. Ces sommes dérisoires ne représentent en fait pas grand’chose en comparaison avec ce qu’il aurait fallu payer en Europe pour obtenir la même chose (par exemple apprendre à danser le Son). Elles sont surtout sans commune mesure avec la valeur immense de l’expérience humaine et artistique que vous avez vécue avec eux. Mais voilà : en Europe, nous sommes habitués à ce que les prix soient fixés d’avance, alors qu’à Cuba, et surtout dans l’Oriente, la relation client-prestataire se transforme rapidement en une sorte de guérilla psychologique où le second cherche par tous les moyens (et tout particulièrement en jouant sur les cordes de l’amitié et de l’urgence : « tu ne vas tout de même pas laisser ton copain cubain dans les ennuis ») à soutirer quelques dollars supplémentaires au premier.
Les sommes en cause peuvent être dérisoires, l’effet psychologique n’en n’est pas moins dévastateur : convaincu – un peu à juste titre – d’être l’objet d’une forme de duperie, constamment sollicité financièrement, le visiteur de passage commence à se refermer dans sa coquille, à ruminer des pensées négatives, à concevoir une déception d’autant plus vive que ses espoirs et ses élans initiaux étaient vifs et désintéressés. Son cœur se ferme, sa bouche se crispe, et il finit par développer une attitude agressive et un peu méprisante par rapport à tous ces cubains dans le besoin qui l’assiègent. L’on en arrive alors à ce terrible paradoxe : venu là par amour pour ce pays, pour sa culture et pour ses habitants, désireux de nouer avec ceux-ci des relations d’amitié, ledit visiteur finit par devenir lui-même méfiant, odieux, pingre, agressif, méprisant avec ceux des cubains qui l’approchent de plus près et seraient les plus susceptibles de devenir – dans un monde normal – ses amis. A force de douter des sentiments de ceux qui l’entourent, et d’être obligé de veiller constamment à l’état de ses finances, victimes d’une prédation toujours modique, mais permanente (un peu comme des volées de moineaux qui viendraient manger directement dans son assiette), il finit par devenir dur et égoïste.
C’est exactement ce qui m’arriva avec ma partenaire de Son.
Je la trouvais le lendemain, dans la même situation. Je payais de nouveau.
Mais j’appréhendais désormais de me rendre à la casa Muva. Cette petite scène quotidienne m’affligeait, et, je dois le dire, me dégoûtait aussi un peu.
Cela m’a d’ailleurs fait réfléchir à qu’est la pauvreté.
Lorsque j’entends mes amis français articuler des poncifs tels que « les cubains sont pauvres, mais joyeux ; ils font toujours la fête », cela me rend extrêmement nerveux.
Non que cela soit entièrement faux. Cela correspond bien, au contraire, à une certaine et sympathique réalité.
Mais la phrase, dans sa tournure elliptique, porte en elle une idée profondément inexacte, selon laquelle, en gros, la pauvreté n’empêcherait pas d’être heureux.
Dans cette vision idéalisée de gens nantis, la pauvreté consiste à manquer de tout ce dont on n’a pas vraiment besoin. C’est faux. La pauvreté consiste, au contraire, à manquer cruellement de ce doit on a le plus besoin. Pour satisfaire ses nécessités vitales, comme manger, boire et dormir. Pour être soigné quand on est malade. Pour vivre dans une propreté minimale. Pour pouvoir concentrer sa pensée sur autre chose que sur les enjeux immédiats de survie. Pour ne pas se transformer en un être désespéré, épuisé, psychologiquement et moralement diminué, prêt à n’importe quoi pour trouver un peu d’argent.
La pauvreté n’est pas un décor de théâtre. C’est un processus destructeur, qui abîme les corps, les cœurs et les esprits. Et qui peut finir par détruire ainsi les vies.
La pauvreté, c’est des parents affolés cherchant partout des couches pour leur bébé en bas âge.
La pauvreté, c’est un médecin spécialiste dont le salaire mensuel permet à peine d’acheter dix bouteilles d’huile, et qui finit par abandonner son travail pour servir le petit-déjeuner à des touristes dans une chambre d’hôtes. La pauvreté, c’est un merveilleux joueur de guitare que l’on rencontre, complètement saoul, le lendemain d’un concert mémorable, et qui vous mendie 1 dollar pour acheter une canette de bière.
La pauvreté, c’est la danseuse d’un groupe folklorique renommé, obligée d’abandonner son art sublime et mal payé pour accompagner le soir des touristes ignorants dans leurs virées alcoolisées… et plus si affinités.
La pauvreté, c’est un professeur d’université réduit à faire les guides, voire le porteur de bagages pour touriste en mendiant ensuite son pourboire. La pauvreté, c’est un merveilleux danseur de rumba pris dans une bagarre de voyous qui tourne mal, qui passe plusieurs mois en prison, et en sort brisé moralement et physiquement.
Et la pauvreté, c’est une jeune et belle danseuse, qui, au bout de quelques années, se transforme en demi-mendiante alcoolique et mal fagotée.
Le troisième soir, je retournai donc à la Casa Muva, redoutant une nouvelle rencontre.
Ce jour-là, j’avais déjà été sollicité à 5, 6, 10 reprises. Quelques jours avant, on m’avait volé mon appareil photo pendant le carnaval. J’avais aussi été à moitié coursé par une bande de types très excités, pendant un concert nocturne de Candido Fabré. Je commençais à en avoir assez, de Cuba, de Guanbayago, et de la bande de larbins, de voleurs, d’aigrefins, de clochards, de mendiants et de putains qu’on appelle ses habitants.
Alors, lorsque pour la troisième fois, je la vis se précipiter vers moi, en articulant confusément ces paroles : « mon amis, mon sauveur », je tournai les talons. Malgré ses supplications, qui résonnent encore dans ma mémoire, je suis parti pour toujours.
J’aurais peut-être du lui donner, une dernière fois, ces 5 CUC ?
Mais que voulez vous, je ne pouvais pas porter toute la misère de Guanbayamo sur les épaules !!
Depuis, je ne suis jamais retourné à la casa Muva et je n’ai jamais plus revu cette femme.
Lorsqu’il y a dix ans, j’écoutais à Buenos Aires le tango de Manuel Romero, Tiempos viejos, évoquant la déchéance d’une belle danseuse devenue un mendiante, je ne comprenais pas à l’époque, pourquoi le personnage principal de la chanson, son ancien amant, disait « je tourne la tête et je me mets à pleurer » plutôt que de chercher à l’aider. Je trouvais cela égoïste, lâche et sans générosité.
Mais, un soir d’Août 2011, à Guanbayago, j’ai fait exactement la même chose.
Et lorsque je danse aujourd’hui le Son dans les bras d’une débutante européenne toute joyeuse, et qui me demande où j’ai appris à danser la salsa, je ressens souvent un petit pincement au cœur. Les images de ma partenaire cubaine de Son, en danseuse superbe et en mendiante pitoyable, se superposent dans ma mémoire… Un sentiment d’injustice, de dégoût, d’imposture et de tristesse m’envahit soudain… Et je tourne la tête pour me mettre à pleurer…
Fabrice Hatem
[1] le CUC est le peso convertible cubain. Il vaut un dollar.