Je n’ai pas toujours été la vieille édentée que suis aujourd’hui, traînant ma carcasse décharnée d’hospices en maisons de charité. Il y a trente ans, j’étais même fraiche et jolie, avec mon visage fin, bien qu’un peu anguleux, mes yeux bleu lavande et mes longues nattes blondes tombant en tresses sur mes épaules. Dans ma ville natale de Parme où je venais d’épouser un marchand de tissus, Alejandro Marchetti, j’étais apparemment promise à un avenir bien tracé de mère de famille. Mais les débordements de mon imagination et mon goût trop vif pour les beaux officiers de l’Empire allaient en décider autrement.
Bien sur, cette vie familiale bien réglée, entre messes et visites interminables à mes beaux-parents, me semblait un peu terne, mais je l’agrémentais par la lecture de romans d’aventure, qui fournissaient à ma fertile imagination une existence de substitution. Dans la réalité, j’étais une jeune bourgeoise rangée ; dans mes rêves, j’étais enlevée par de beaux chevaliers sur leurs puissants destriers. Mon mari était un amant plus que passable, un drapier fort économe de lui-même, surtout soucieux de prolonger, à travers ma personne, la lignée masculine et la continuité de l’affaire familiale. Mais en rêve, je me livrais aux bras de mâles puissants et protecteurs, qui m’offraient, en plus d’une existence aventureuse, des plaisirs violents et répétés.
C’était l’époque de la seconde campagne d’Italie, et nous vîmes bientôt déferler dans la vallée du Pô les fougueux soldats de Bonaparte. Bien entendu, je ne manquais pas de parer ces hommes, au demeurant de réels héros, de toutes les qualités des preux chevaliers de mes lectures. J’avais alors pratiquement l’esprit d’une enfant, même si mon corps et mes désirs étaient déjà ceux d’une femme, et ces qualités masculines se résumaient alors pour moi à trois traits essentiels : de beaux uniformes, des prouesses sur les champs de bataille, et des talents amoureux.
C’est d’ailleurs ainsi qu’ils se voyaient eux-mêmes, avec toutefois, pour mon malheur, une nuance de taille : exposés aux hasards de la guerre et des cantonnements, souvent dotés d’une éducation assez fruste, ils ne concevaient leurs relations avec les femmes des pays conquis que comme des liaisons passagères. Préférant, si j’ose m’exprimer dans le langage des marchands, le métrage à la qualité, ils étaient plus enclins à se vanter de leurs éphémères conquêtes auprès de leurs camarades qu’à témoigner à celles-ci la tendresse, l’amour et la fidélité dont elles étaient si avides.
Un régiment de chasseurs était alors cantonné dans la ville. A vrai dire, ce n’était pas la troupe dont l’uniforme avait provoqué en moi la plus puissante ivresse. Avec leur shako noir, leur veste verre bouteille, très ajustée au corps, et leurs pantalons du même tissu, seulement agrémenté d’une bande verticale aux couleurs de leur régiment, ils ne pouvaient certes rivaliser avec le costume, beaucoup plus chatoyant, des hussards.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je choisis d’abord un maréchal des logis de cette dernière arme pour inaugurer la lignée malheureusement trop longue de mes amants français. Mais celui-ci se révéla rapidement bien éloigné du preux chevalier de mes rêves : grossier, intéressé, imbus de lui-même, souvent ivre, parfois violent, il ne me procura que quelques satisfactions physiques bien minces, à laquelle seule la nullité de mon mari – unique point de comparaison dont je disposais encore à l’époque – m’avait conduit au début à accorder une valeur excessive. Bientôt détrompée, je décidais, juste avant le départ de ce sous-ordre pour Boulogne, de rompre cette médiocre relation pour me mettre en quête d’un amant plus conforme à mes désirs et à mes ambitions.
Je surveillais donc avec attention les allées et venues des troupes françaises, jaugeant des yeux, comme un acheteur dans une foire aux tissus, la qualité de l’offre disponible : taille, fraîcheur, élasticité, résistance, soyeux, tout en repérant l’existence de possibles concurrentes. Bientôt, j’identifiai un cavalier conforme à mes souhaits : c’était un sous-lieutenant de chasseurs aux magnifiques cheveux blonds, dont la haute stature, les talents de cavalier et le torse puissant promettaient les extases physiques que je recherchais, tandis qu’un sourire fin et une certaine élégance d’attitude pouvaient laisser espérer un minimum d’égards avec sa partenaire avant et après l’union amoureuse.
Le problème, maintenant, était de l’aborder et de le séduire de façon à ce qu’il perçoive l’opération comme difficile et risquée, et ne me confonde pas avec les nombreuses catins qui tentaient alors de monnayer leurs charmes auprès des soldats. J’étais pourtant bien résolue à livrer à celles-ci une concurrence directe et quelque peu déloyale, puisque je n’avais pas l’intention, à l’époque, de demander une rétribution pour mes services.
Voici comment je m’y pris : l’ayant fait espionner par ma chambrière dévouée, Elisa, j’appris qu’il avait ses habitudes dans une taverne située en dehors de la ville, dont l’emplacement discret favorisait mes desseins. Un après midi qu’il s’y trouvait avec quelques camarades, j’y fus victime d’une opportune avarie de ma calèche, doublée d’un évanouissement liée à l’ardeur du soleil et aux émotions de l’accident.
Tous les officiers français, fort galants je l’avoue, se précipitèrent alors, l’un pour dételer le cheval, l’autre pour rétablir la roue son essieu, le troisième pour prendre soin de ma délicate personne. La difficulté principale consistait à faire en sorte qu’André soit celui qui me tienne dans ses bras en me faisant respirer les sels lorsque je me réveillerais. Cela était d’autant plus délicat qu’il s’agissait, comme vous l’imaginez, du rôle le plus convoité par les acteurs de la petite comédie que j’avais mise en scène. Après quelques péripéties improvisées par Elisa, qui fit merveille ce jour-là pour éloigner les importuns et rapprocher André de mon corps prétendument évanoui, je pus enfin, blottie dans ses bras comme prévu – ouvrir mes yeux – que je venais de souligner d’un discret mascara juste avant le fatal accident.
Je savais par mes lectures et par simple instinct féminin que beaucoup de choses se décident dès le premier regard, aussi étais-je bien décidée à marquer à ce moment un point décisif dans le cœur d’André. Ce qui fut fait sans grand mérite de ma part, car les chasseurs à cheval français, jeunes hommes vigoureux cantonnés dans une austérité monacale à 300 lieues de leurs habituelles fréquentations féminines, ne constituaient pas pour nous un gibier particulièrement craintif et méfiant : ils avaient plutôt tendance à se précipiter dans les filets tendues par les jolies italiennes aussi surement que des faisans d’élevage accourent au devant du fusil des chasseurs, à l’endroit où le grain leur est habituellement jeté.
Cependant, un fait inattendu pour moi – et pourtant si prévisible – se produit à cet instant. Avant même que mon regard fabriqué ait produit l’effet recherché sur André, le sien, sans l’aide d’aucun artifice, venait de provoquer dans mon âme un terrible cataclysme – un terremotto, comme nous disons en italien. Cela eut pour première conséquence de simplifier considérablement l’enchaînement des faits conduisant à notre premier baiser. J’avais en effet imaginé un scénario passablement compliqué, tiré de mes romans de cape et d’épée, pour faire entrer André dans mon lit en lui laissant croire qu’il terrassait ainsi, après avoir surmonté de redoutables difficultés, l’irréprochable vertu d’une épouse italienne. Mais l’événement eut finalement lieu de manière beaucoup plus simple et plus rapide.
Après quelques paroles de circonstances, il demanda à me revoir. Transgressant la règle de conduite que je m’étais fixée, je lui répondis en acceptant immédiatement sa proposition. Quelques jours plus tard – car je m’étais tout de même un peu ressaisie entre temps et réussis à réintroduire quelques hésitations et contretemps de dernier minute pour sauvegarder les apparences de ma vertu – nous devenions amants.
Je dois dire que je fus entièrement comblée, si je puis m’exprimer ainsi, dès sa première prestation. Les qualités d’André se révélèrent en effet conforme à celles que j’avais anticipées lors de mon choix initial. L’homme était à la fois tendre dans ses propos et fougueux dans l’action, sachant passer, selon les circonstances, d’une galanterie tout à fait correcte à une excitante brutalité de soudard. Il était doté, dans toutes les parties de son corps, des capacités viriles que mon premier regard, alors qu’il était tout habillé, ne m’avait permis d’évaluer que de manière approximative. Il sut faire fleurir sur mes lèvres, pour la première fois, des soupirs d’extase dont l’existence m’était restée jusques alors inconnue, même si j’en soupçonnais fortement les possibles causes.
Pendant quelques mois, les plus heureux de ma pauvre existence, je devins ainsi une amante satisfaite, tout en continuant à tenir auprès de mon mari le rôle d’une épouse dévouée. Je ne vous détaillerai pas toutes situations et anecdotes qui contribuèrent à faire grandir, dans mon cœur, mon amour pour André, et dans mon corps, le besoin quasiment animal de son étreinte. Bref, ces sentiments avaient atteint une intensité suffisante pour obscurcir mon bon sens et ma raison lorsqu’il m’annonça que son régiment devait partir pour l’Allemagne.
Bien que s’inscrivant dans la nature des choses et au demeurant rendu probable par l’évolution de la conjoncture politique européenne – la Prusse venant de déclarer la guerre à la France – cette nouvelle n’atteignit comme un coup de massue. Quoi !! J’allais devoir me séparer de mon André, de sa tendresse, de sa vigueur, de sa chaleur ! Lorsqu’il partit effectivement, je rentrai dans une insondable langueur. Ne purent m’en tirer, ni les potions prescrites par notre médecin de famille, ni les prières spéciales demandées au curé de notre paroisse par mon mari, ni même les caresses du lieutenant de dragon dont je m’étais résolue, après quelques jours de pénible abstinence, à faire mon nouvel amant.
J’entrepris alors avec André une correspondance épistolaire, fiévreuse et passionnée de mon côté, plus espacée et mesurée du sien. Mes lettres avaient pour thème principal mon incapacité à me passer de lui, surtout lorsque j’étais en position allongée. Les siennes, les misères et les gloires de ses campagnes, ainsi que le désir très vif qu’il avait de venir un jour me retrouver, quand la guerre serait finie, c’est-à-dire il ne savait pas quand, mais très probablement dans longtemps.
L’absence d’André, la médiocrité de son remplaçant, l’impression d’étouffement que j’éprouvais désormais dans ma vie familiale étriquée, provoquaient de plus en plus souvent en moi un irrésistible désir de m’enfuir vers ce qui pour moi était la vraie vie, c’est-à-dire les bras puissants d’un soldat de l’armée impériale. Malheureusement pour moi, un fait imprévu allait me permettre de réaliser ce désir, en ouvrant aussi pour moi les portes de la débauche, de l’opprobre et finalement de la misère.
Notre médecin de famille, le docteur Giordano, inquiet de ma langueur et de l’excessive pâleur de mon teint, décida que seules des eaux de Baden-Baden étaient capables de redonner un peu de vie à mon corps défaillant. Baden-Baden, cela voulait le voyage, l’Allemagne, André, l’Amour. A cette idée, j’eus toutes les peines du monde à me retenir de bondir de mon lit pour gambader en riant autour de ma chambre, ce qui aurait sans doute eu pour effet immédiat d’annuler pour moi le bénéfice de cet heureux diagnostic. Mais je réussis à rester prostrée, ce qui acheva de décider mon mari à l’action, c’est-à-dire à la dépense.
Un fiévreux conseil de famille s’ensuivit, dont l’enjeu essentiel était de mettre en balance les frais occasionnés par la cure, jugés excessifs par certains des frères de mon mari, avec les bénéfices que l’on pouvait en escompter sur le plan de la descendance familiale – punie par là où je pêchais, j’étais en fait stérile et ne devais jamais devenir mère. Finalement, la plus haute puissance familiale, ma belle-mère, trancha : ce serait la cure.
Deux mois plus tard, à l’été 1807, je commençais effectivement ma cure. Dans les bras d’André et à plusieurs centaines de lieues de Baden-Baden. Là encore, les extraordinaires dispositions d’Elisa pour la comédie et le mensonge firent merveille pour tromper ma famille sur ma véritable destination. Je n’ai même pas besoin de vous dire que le traitement fut pour moi d’un excellent effet, puisque j’étais déjà guérie en partant, à l’idée même de rejoindre mon amant.
Aux plaisirs de l’Amour, celui qui était maintenant le capitaine André Duret rajouta les contes fabuleux de ses exploits guerriers. A Auerstaed, il avait affronté trois cuirassiers prussiens en même temps, fendant équitablement la tête à chacun d’eux. Après Friedland, il avait lui-même fait prisonnier un général et pris deux drapeaux, ce qui lui avait valu d’être félicité et décoré par l’Empereur en personne.
Toujours aux avant-postes, il avait en tant qu’officier de cavalerie légère la mission d’assurer la sécurité avancée de l’Armée, de surveiller les mouvements des troupes ennemies et de les entraver par de rapides coups de main. Cette existence pleine de dangers signifiait aussi pour lui une relative liberté par rapport aux contraintes de la discipline militaire, beaucoup moins rigide dans la cavalerie légère que dans les autres corps de l’Armée.
Passées les premières joies des retrouvailles, je ne tardais pas, cependant, à m’apercevoir qu’André ne m’accordait plus autant d’attention que lors de son séjour à Parme. A cela, trois raisons fort logiques : les exigences de la vie militaire en temps de guerre, qui réduisaient nécessairement le marivaudage amoureux à la portion congrue ; l’abondance des catins, ces éternelles et redoutables rivales, qui proposaient aux soldats un service à la fois très professionnel, toujours disponible, et pas nécessairement beaucoup moins coûteux, que celui prétendument « offert » par les femmes dites honnêtes ; et le fait d’André, mâle particulièrement désirable, était l’objet des attentions convergentes des femmes de toutes catégories, des professionnelles les plus réputées aux simples bénévoles d’occasion comme je l’étais encore à l’époque.
Je fus donc heureuse durant ce séjour en Allemagne, mais, déjà, sans retrouver la plénitude de notre romance de Parme. Il m’arrivait de passer des jours sans pouvoir l’apercevoir, rongée par l’inquiétude d’une possible disparition. Parfois, nos rendez-vous étaient reportés, manqués, ou bien nos rencontres étaient écourtées par une alerte subite au combat. Tout à la tension de ses activités guerrières, André ne manifestait plus autant d’attention et de tendresse qu’autrefois. Son désir demeurant vif, mais il se traduisait désormais par des étreintes plus brutales et plus courtes, suivies d’un rapide assoupissement dû à la fatigue ou même peut-être à l’ennui, ce qui réduisait progressivement nos conversations à peu de choses. Bref, mon retour pour Parme, qui eut lieu à l’automne, sauva sans doute notre relation du désastre – un désastre, qui m’en aurait peut-être évité d’autres, bien pires, comme vous allez le voir maintenant.
(à suivre dans « Souvenirs d’une courtisane – l’Appel du plaisir »)