Une visite à la maison de la culture José Manuel Poveda
Santiago de Cuba, Mardi 19 juillet 2011
Depuis trois ans, l’association Soy Cuba de Malakoff, présidée par Fabien Figuerès, a mis en place des opérations de coopération avec les autorités culturelles de Santiago. Il s’agit, avec l’argent recueilli grâce aux cours et aux soirées de Salsa, de financer des projets de coopération avec des écoles, des universités, des théâtres et des centres culturels populaires : achat de matériel, réfection de bâtiments… L’ensemble des projets représente un budget total de plusieurs dizaine de milliers d’euros, étalé sur plusieurs années.
Afin de suivre l’avancement de ces projets, Fabien a pris un congé sabbatique de 8 mois et est installé à Santiago depuis février dernier. A l’occasion de mon passage dans cette ville, j’ai eu la possibilité de le suivre dans ses activités : visites des sites, réunions de travail avec les autorités locales, mais aussi répétitions de danse avec des compagnies de danse folkloriques comme Kokoye…. J’ai ainsi recueilli un riche matériel que je compte utiliser pour réaliser un reportage complet sur les activités de Soy Cuba.
Mais chacun de sites que j’ai visités possède également son intérêt propre, car il offre des éléments de compréhension sur la société et la culture populaire cubaine. Je me suis donc fixé pour tâche de vous présenter certains d’entre eux.
Ces sujets comportent cependant une difficulté jusque-là inconnue pour moi : ils ne touchent pas seulement au domaine de l’expression dansée ou musicale, comme cela avait été le cas dans mes précédents articles sur Cuba, mais aussi à celui des politiques publiques, en l’occurrence des politiques culturelles. Un thème qui se prête par nature aux polémiques, aux jugements de valeur ou aux prises de position idéologiques. Des domaines dans lesquels, pour différentes raisons, je ne souhaite pas faire incursion.
Dans les articles qui viennent, j’essayerai donc, dans la mesure du possible, de vous faire seulement part de ce que j’ai vu – en essayant aussi de vérifier, dans la mesure du possible, que cela reflète la réalité et pas seulement ce que l’on bien voulu m’en montrer. Je ne chercherai pas à masquer les contradictions et les incertitudes possibles de mon témoignage en les enfouissant sous les dehors séduisants et trompeurs de synthèses bien claires et d’affirmations bien tranchées. Je laisserai entièrement au lecteur la tâche de réfléchir aux causes des succès, des échecs, des bonnes et des mauvaises choses dont j’ai pu être témoin.
Je commencerai aujourd’hui cette série d’articles par la maison de la culture José Manuel Poveda (photo ci-contre). Comme beaucoup de centres culturels du pays, elle fut fondée en 1961, quelques années après la révolution castriste. Sa mission consiste à promouvoir le développement culturel des populations du quartier de Nuevo Buena Vista, un grand quartier populaire – traduisez : très pauvre – du nord de Santiago de Cuba.
Les visites que j’en ai faites m’ont laissé trois impressions majeures : pauvreté, dévouement, talent.
Le centre culturel José Manuel Povedo – du nom d’un célèbre écrivain cubain du la fin du XIXème siècle – est situé en bordure d’une large avenue poussiéreuse et arborée du quartier de Nuevo Buena Vista.
Il y passe presque autant de charrettes à cheval et de bus collectifs que d’automobiles particulières.
C’est une bâtisse rectangulaire de plain-pied, installé dans ce qui avant la révolution castriste, était, m’a-t-on dit, un ranch ou un lieu de divertissement.
Pour entrer, on traverse un petit jardin avant de pénétrer dans une très grande salle rectangulaire, qui, sans paraître à proprement parler dégradée, donne une assez forte impression de dénuement : pas d’appareil audio, très peu d’informations affichées- seulement quelques annonces syndicales -, un vieux piano désaccordé dans un coin, une télévision allumée dont la présence semble un peu déplacée dans ce lieu.
Mais c’est surtout la suite de la visite qui donne la dimension du délabrement de l’endroit. La bibliothèque, par exemple, ne contient que de vieux livres en très mauvais état, tout parcheminés, et pratiquent pas de tables et de chaises. Plusieurs petites salles du bâtiment sont désaffectées, voire purement et simplement interdites du fait du risque d’effondrement du plafond. Dehors, on trouve une longue cour rectangulaire au sol de terre battue avec une estrade en béton où se donnent des spectacles. Derrière l’estrade, une pièce couverte qui a dû jouer il y a 30 ans le rôle de coulisses, mais qui est maintenant complément désaffectée, avec quelques trous ronds percés au marteau dans le mur pour laisser pénétrer le jour.
Au fond, un escalier donne sur une dalle et quelques murs en béton nu : les prémisses d’un premier étage jamais achevé – pour des raisons de sécurité, m’explique la directrice, Luna Camacho (photo ci-contre). Cependant, si les structures du bâtiment paraissent dégradées, l’intérieur – du moins la partie qui reste active et ouverte au public – semble propre et rangé.
Grace à Fabien, j’ai rencontré l’équipe de direction de ce lieu (photo ci-dessous). J’ai été, dans l’ensemble, et pour le peu que j’en ai pu voir et sentir, plutôt impressionné par le dévouement de ses animateurs, qui au milieu de difficultés matérielles énormes et pour des salaires dérisoires (comment font-ils pour terminer le mois avec ce qu’ils gagnent ?) s’efforcent d’animer le quartier par des activités culturelles de bon niveau, mais en même temps adaptées aux attentes et aux possibilités de leur public.
L’équipe du centre comprend pas moins de 35 personnes, équipe de direction, animateurs et personnel technique inclus. L’objectif affiché est, comme l’explique la méthodologue, Eulabia Feria, « de stimuler le développement culturel de ses habitants autour de l‘appropriation de la culture populaire traditionnelle. (…) A partir d’un diagnostic sur les besoins du quartier, les attentes de la population, nous définissons nos priorités de travail, très centrés sur la culture populaire traditionnelle. L‘héritage afro-cubain, le carnaval, la rumba, jouent un rôle central compte tenu de la forte identité Yoruba et afro-descendante de cette communauté ».
Les activités du centre recouvrent un très large éventail de thèmes : littérature, musique, arts plastiques, danse, théâtre. « Il y a aussi des expositions, des ateliers de cumparsas de Carnaval ou de pregon, des activités dites de « pédagogie populaire », des peñas, comme celle Danzon les premiers samedis du mois »,explique Acralis Castillo, la directrice de la programmation. En principe, des ateliers spécifiques sont prévus pour chaque âge de public : enfants, jeunes, adultes, personnes âgées.
D’après mes interlocutrices, entre dix et quinze manifestations auraient lieu en moyenne chaque semaine. Certaines prennent place dans différentes lieux publics à l’extérieur du centre : hôpitaux, écoles, hospices, prisons, marchés. L’accès à ces activités est libre, mais les groupes (de danse par exemple) sont organisés par niveaux : appréciation, création, artistique. Enfin, le local sert de lieu de répétition à des groupes de Rumba amateurs, comme Rumbache.
J’ai eu l’occasion d’assister moi-même à deux reprises, en compagnie de Fabien, à certaines de ces activités. Tous les vendredis, en fin d’après-midi, se tient par exemple au centre une conférence illustrée intitulée « La Musica es algo mas ».
Je ne sais si le programme en avait été un peu « gonflé » à l’occasion de notre venue, mais en tous cas, il était ce jour-là extrêmement riche et intéressant. Arrivés un peu en retard, nous avons malheureusement raté le début de l’activité : une démonstration commentée de Rumba.
Par contre, la conférence sur le Son et la Trova cubaine à laquelle j’ai assisté, illustrée par les interventions un quartet de cordes, était vraiment vivante et instructive.
Il y avait également quelques démonstrations de Danzon, et surtout une très jolie chorégraphie de Cumbia, interpretee par un groupe de six danseuses amateurs (photos ci-contre et ci-dessous).
C’est à ce moment que j’ai été le plus ému par le contraste entre le talent spontané des gens d’ici et les difficiles conditions dans lesquelles ils vivent et exercent leur art.
Puis, le lundi suivant, nous avons assisté à une répétition pour le Carnaval. Celle-ci ne se tenait pas au centre même – qui, ce jour-là, était désert – mais dans une zone industrielle, « la Textilera ».
La troupe, composée des enfants du quartier de Nuevo Buena Vista, se composait de près de 80 petits danseurs, encadrés par une bonne dizaine d’amateurs du centre et de la brigade des instructeurs d’art José Marti. Nous avons pu les voir répéter leur chorégraphie pour le Carnaval : leur spectacle ne dure pas moins de 20 minutes. Ils étaient répartis par groupes d’âges de de sexe. J’ai compté deux groupes d’adolescentes, deux groupes d’enfant et un groupe de jeunes garçons. Chacun des groupes avait sa chorégraphie propre – exécutée sur différents styles de musique latino – mais celle-ci s’intégrait dans la chorégraphie d’ensemble de la Cumparsa.
A la fin de la répétition, les enfants se sont fait sévèrement réprimander par le directeur la troupe. Pour lui, le spectacle n’était pas encore au point. Si la Cumparsa ratait sa prestation du Carnaval, quelle honte pour le quartier tout entier !!! Il faut comprendre qu’ici, le Carnaval est pris très au sérieux : on le prépare pendant pratiquement toute l’année. Il est très important que la prestation collective de la Cumparsa donne à l’ensemble de la ville une bonne impression du quartier ou de l’entreprise qu’elle représente. La compétition est sévère, il y a des concours et c’est toute l’image du groupe qui est en jeu. Malheur à la Cumparsa qui perd une coupe traditionnellement gagnée par son quartier depuis des années !! La honte pour elle sera presque ineffaçable !!
Nous avons eu une nouvelle preuve de l’importance du Carnaval comme enjeu collectif quelques minutes plus tard, en visitant l’atelier en plein air dans lequel étaient préparés les chars de Carnaval. Là, aucune trace de pénurie : un camion presque moderne, un groupe électrogène en bon état, un char magnifique, couvert de tout ce qui justement semble faire habituellement défaut dans la vie quotidienne des cubains : des lampes (par dizaines, voire par centaines), des ornements en aluminium finement ouvragées, de gigantesques paniers en osier, etc. Et lorsque j’ai voulu prendre une photo de char, je me suis fait très sévèrement réprimander : « La obra se respeta » m’a dit, d’un air courroucé, l’ingénieur en chef. J’ai eu soudain l’impression d’être un espion industriel prenant en cachette des photos du nouveau modèle top-secret de Renault ou de PSA. Vraiment, ici, on ne rigole pas avec le Carnaval !!!
Mais revenons au fait de départ, c’est-à-dire aux besoins matériels du centre culturel, dont j’ai pu prendre la mesure à l’occasion de mes visites. C’est assez simple, ils n’ont à peu près rien : ni ordinateur, ni chaîne hifi, ni crayons de couleur, ni papier à dessin, ni instruments de musique. C’est pourquoi, quoique l’on puisse penser des causes structurelles de cette situation, la démarche de solidarité de l’association Soy Cuba est si importante pour les responsables et les usagers de ce lieu de culture populaire. Avec les quelques milliers d’euros consacrés à ce projet, et dont une première tranche a déjà été versée sur le compte bancaire prévu à cet effet, un matériel de première nécessité pourra être acquis.
Une suggestion pour finir à nos amis parisiens : plutôt que d’aller danser, serrés comme des sardines, dans des lieux purement commerciaux, pourquoi ne viendriez-vous pas soutenir par votre présence des associations qui, comme SoyCuba, s’efforcent de développer des activités de solidarité à fort contenu culturel avec Cuba ? C’est plus généreux, plus sympa… et aussi cela vous apprend davantage sur la réalité du pays et de sa culture populaire.
Fabrice Hatem