Santiago de Cuba, Samedi 16 juillet 2011
Rafael Lam est sans doute l’un des meilleurs spécialistes actuels de la musique populaire cubaine. Journaliste, essayiste et musicologue, il est l’auteur de nombreux ouvrages de référence sur le sujet. J’avais déjà lu avec grand intérêt son livre très vivant et récent sur les artistes de Salsa, Los Reyes de la Salsa (1). Et j’ai découvert cette semaine Polvo de Estellas, un ouvrage un peu antérieur puisque datant de 2008. L’auteur nous y présente soixante des chanteurs les plus marquants de l’histoire de la musique populaire de son pays (2). A travers ces courts portraits d’artistes riches d’anecdotes et de citations de première main, il fait aussi revivre,de manière vivante et imagée, l’atmosphère d’une époque ou le développement d’un style musical.
Mille petites anecdotes nous font par exemple sentir l’extrême précarité dans laquelle se sont débattus, surtout au début de leur carrière, plusieurs de ces artistes, à l’origine souvent plus que modeste. Le jeune Antonio Machin, mourant de faim et sans un sou vaillant, vole un jour un sandwich sur la devanture d’une épicerie. Il est poursuivi aux cris de « Al negro, Al negro !! » et n’échappe à ses poursuivants qu’en sautant dans un train en marche. Bienvenido Granda, orphelin de père et de mère, chante dès l’âge de 6 ans dans les Guaguas (autobus) de La Havane pour gagner quelques piecettes. Juana Baccalao, future reine du cabaret, commence sa carrière comme femme de ménage. Elle est très maladroite, casse beaucoup d’objets, mais chante en travaillant, ce qui la fait remarquer par l’un de ses employeurs, proche du monde du spectacle. René Alvarez, roi du Bolero, connaît des hauts et des bas dans sa carrière, et est réduit à vivre à maintes reprises de la générosité de quelques « femmes de mauvaise vie » amoureuses de sa voix.
L’évocation des grandeurs et des misères de ces chanteurs, des occasions saisies ou manquées au cours de leur vie, de leur fin parfois tragique ou lamentables, nous fait également méditer sur le caractère aléatoire et fragile des destinées artistiques. Adalberto Barroso, « El carusodel son », se voit interdire les ondes dans les années 1930 par ordre personnel du dictateur Gerardo Machado pour avoir interprété une chanson au contenu critique trop marqué. René Alvarez, interprète d’un dernier album superbe dans les années 1990, meurt en 1997 dans un demi oubli, ratant peut-être de très peu le retour de célébrité tardif et fulgurant dont bénéficiera un an plus tard son collègue Ibrahim Ferrer grâce à l’album Buena Vista Social Club. Tito Gomez, chanteur fétiche des élégants clubs de riches des années 1950, à l’impeccable nœud papillon, chante pendant les dernières années de sa vie pour des touristes de passage dans des clubs pour personnes âgées de Centro Habana. Polo Montanez meurt à 47 ans en 2002, au sommet de sa gloire, d’un accident de voiture à La Havane.
Le nom de chacun de ces chanteurs est associé à un style particulier, sur lequel il bâtit son succès. A travers les trajectoires de ces interprètes, c’est toute la richesse et la diversité des formes d’expression de la chanson cubaine qui défile ainsi sous nos yeux : bolero de rue avec Alberto Ruiz, boléro de salon avec Fernando Albuerne, Son avec Miguel Cuni, Danzon avec Barbarto Diez, Filin avec Elena Burke, chanson lyrique avec Esther Borgue, Danzonette avec Fernando Collazo, musique campesina avec Celina Gonzales, nouvelle chanson latino-américaine avec Carlos Puebla, Guaguanco avec Celeste Mendoza. On passe par la même occasion par tous les lieux, si divers par leur atmosphère et leur fréquentation, où ces chansons étaient interprétées : cabarets de luxe, solars des quartiers populaires, théâtres, petite et grandes scènes d’Europe et d’Amérique…
L’ouvrage contient également de nombreuses informations de première main, souvent basées sur des citations directes, concernant les origines d’un style musical ou d’une chanson. C’est ainsi CesarPortillo de la Luz lui-même qui nous explique la signification du style appelé Filin, mélange de boléro et de musique nord-américaine, inventé par lui dans les années 1940. Silvio Rodriguez nous raconte l’histoire des « ateliers d’expérimentation sonore », qui dans les années 1970, réunirent à l’ICAIC (Institut cubain du cinéma) les musiciens empiriques de la Nueva Trova comme Pablo Milanés et des artistes de formation plus académique comme Léo Brouwer. Carlos Puenta nous explique comment il écrivit sa fameuse chanson « Commandante Che Guevara », tandis que Joseito Fernandez nous livre sa version (contestée) de la naissance de « Guarija Guantanamera ».
Les caractéristiques vocales de chaque interprète sont egalement analysées, parfois en quelques phrases rapides, souvent de manière beaucoup plus approfondie. Nous pouvons ainsi percer les secrets de son succès auprès du public : romantisme nostalgique de Nico Membiela, extraordinaire talent d’animatrice de cabaret de Juana Baccalao, fraîcheur et naturel de Mercedita Valdes, voix cristalline de Pablo Quevedo, capacité d’Olga Guillot à donner vie aux personnages de ses chansons transformées en petites performances théâtrales, plasticité vocale de Vicentico Valdes, force expressive d’Elena Burke…
Le caractère un peu encyclopédique du livre constitue à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force, parce que l’on tient entre les mains un ouvrage de référence, dans lequel on est à peu près certain de trouver un texte sur tous les chanteurs cubains significatifs du XXème siècle (Timba exclue) – y compris des inconnus (pour moi) comme Xiomara Alfaro ou Desi Arnoz. J’ai aussi pu compléter, grâce à ce livre, mes connaissances, jusque-là très limitées, sur des chanteurs aussi importants que Miguel Cuni, Rita Montaner ou Elena Burke.
Cependant, la lecture « à la suite » de plusieurs dizaines de biographies à la structure forcément répétitive peut aussi se révéler un peu indigeste. De plus, les textes présentent un intérêt inégal, moins du fait de leur valeur intrinsèque, toujours excellente, que des attentes, forcément diverses, du lecteur lui-même. Par exemple, la vie de certains de mes chanteurs favoris, comme Benny Moré, La Lupe, Nico Saquito,Sindo Garay, Celia Cruz ou Miguel Matamoros, m’était déjà relativement bien connue avant la lecture du livre, et je n’ai pas appris grand-chose en lisant les quelques pages consacrées à eux par Rafael Lam. D’autres chanteurs, jusque-là inconnus de moi, ont bâti leur succès sur l’interprétation de styles pour lesquels je n’éprouve pas – peut-être à tort – un grand intérêt, comme le Danzon, la chansonnette romantique ou le Danzonette.
Pour cette raison, je déconseille la lecture d’une traite de cet excellent et important ouvrage, qu’il vaut mieux soigneusement ranger dans sa bibliothèque, après un premier survol rapide, pour le consulter avidement lorsque surgit une interrogation précise sur un interprète particulier.
Fabrice Hatem
Rafael Lam, Polvo de estrellas, Ediciones Adagio, 2008, Centro Nacional de Escuelas de Arte, cneart@cubarte.cult.cu
(1) Voir mon compte- rendu sur le lien suivant : /2011/05/15/los-reyes-de-la-salsa-les-rois-de-la-salsa/
(2) Hors la jeune génération de ces trente dernières années, par ailleurs largement évoquée dans Los Reyes de la Salsa.