Francies Garcia parle avec infiniment de poésie et de délicatesse de son expérience de la danse populaire. Celle-ci va bien au-delà de la seule Rueda de Casino, car sa profession l’a amené à réaliser les costumes de plusieurs compagnies de danse, dont le fameux Cabildo, compagnie folklorique qui anime le Carnaval de la Havane.
Artiste plasticienne, mais aussi très coquette, Francies est particulièrement bien placée pour nous parler de la mode et de la manière de s’habiller des années soixante, lorsqu’elle participait à la Rueda de Casino alors à son apogée.
J’ai eu la chance de l’interviewer dans son atelier de Centro-Habana, près du parc Maceo, alors qu’elle était affairée à confectionner les costumes du prochain carnaval de la Havane, qui doit avoir lieu du 8 au 14 août prochain.
Qui est Francies Garcia ?
Je suis artiste plasticienne, membre de l’Union nationale des artistes et écrivains cubains (UNEAC). Je travaille depuis trente ans dans le milieu artistique : théâtre, télévision, cabaret. J’ai par exemple participé à la réalisation de décors et costumes pour des programmes télévisés de l’ICR, pourdes co-productions entre Cuba et l’étranger, par exemple une production franco-cubaine intitulée Les aventures de Arsène Lupin à la Havane. J’ai plus récemment réalisé la scénographie et certains costumes de masques pour la pièce L’amour sorcierau théâtre Garcia Lorca. Je prépare actuellement une mise en scène de Pinocchio, un spectacle pour les enfants. J’ai également travaillé pour des spectacles de cabaret à Cuba, notamment dans la région de Varadero, et à l’étranger, en Turquie. J’ai été professeur à l’Institut national de dessin, et participé à de nombreuses expositions nationales et internationales. J’aime bien aussi fabriquer des poupées, et je vais peut-être préparer une exposition sur ce travail pour la fin de l’année.
Le Cabildo de la Havane, le Carnaval et le folklore cubain[1]
Cela fait plusieurs années que je prépare les costumes du Cabildo pour le Carnaval de la Havane en liaison avec Domingo Pau, un chorégraphe prestigieux qui est comme moi membre de l’UNEAC. La fabrication des costumes du Cabildo implique une collaboration étroite avec le chorégraphe. C’est un travail très collectif. Je crois que cette année, on va faire quelque chose de formidable, plein de couleurs, de personnages. C’est un travail que nous faisons avec amour, avec tendresse.
Le Cabildo actuel a été reformé par Domingo Pau et Ramon Silverio, mais cette coutume existait en fait depuis le temps de la colonie. C’est important qu’elle perdure, qu’elle soit ainsi ramenée à la vie et soit connue.Dans leCabildo, on trouve une trace de toute notre culture, de cette fusion qui s’est produite lorsque les colons espagnols ont fait venir les esclaves noirs dans notre pays. C’est un travail très intéressant, du fait de toutes les tendances qu’il révèle de notre culture à travers des personnages très divers : La Mutata de Rumbo, Los Negros Courros, qui sont des personnages venus au début de la colonie, qui reflètent l’influence espagnole, sévillane notamment, avec leur manière de s’habiller. Il y a la Mojiganga, un personnage mi-homme mi-cheval, d’origine africaine, tribale. C’est celui qui chevauche autour du groupe de danseurs du Cabildo. Il y a aussi le Kokorícamo avec sa tête de vache colorée ; la Colunma, un homme avec un grand vêtement très orné, et El Peludo, qui porte un masque,avec un habit fait de plein de petits bouts de tissus de toutes les couleurs. C’est difficile à faire, mais très agréable : quand il danse, c’est comme une mer de couleurs.
Et puis, il y a tout le panthéon Yoruba, qui, avec ses contes, les Patakin, ressemble un peu à la mythologie grecque : Dans le Cabildo, on voit défiler ses Dieux, les Orishas : Elegba, Yemaya, Ochun, avec leurs suivants ou leurs différents chemins, chacun vêtu de manière particulière, avec des attributs différents. Par exemple, l’une des suivantes de Oya s’appelle Yegua. C’est elle qui reçoit les morts dans les cimetières, car Oya est, entre autres, la déesse des cimetières. Oya(photo ci-contre) est une déesse très énergique. Son vêtement décrit toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Babalu Aye est le protecteur des malades et des lépreux. Il est très vieux, il danse avec beaucoup de difficultés. Le géant Agayu, sous les traits de saint Christophe, est le patron de La Havane.Chango est le Dieu de la virilité, de la guerre, le roi de la fête. Je prépare actuellement 17 haches que tiennent Chango et ses suivants.
La fête de Wemilere à Guanabacoa est la fête des Orishas, dont Domingo Pau a été l’un des fondateurs (photo ci-contre). Guanabacoa est un quartier très ancien, populaire de La Havane, où débarquaient les esclaves noirs et où vivent toujours beaucoup de leurs descendants qui perpétuent les traditions d’origine africaine.
A l’occasion de ce festival, qui a lieu tous les ans pendant l’été, il y a eu beaucoup d’échanges culturels avec l’Afrique, par exemple avec des pays comme la Namibie.
Dans le carnaval, outre le Cabildo, on trouve aussi les Cumparsas, groupes de gens venant d’un même quartier ou d’une même entreprise, et qui dansent autour d’un thème donné.
J’ai par exemple travaillé pour la Cumparsa des télécommunications.
Le dessin ci-contre montre l’image de la Jardinera, un personnage traditionnel des Cumparsas, dont je suis en train de réaliser le costume.
J’ai aussi créé des chars de Carnaval. A Cuba, comme au Brésil ou en Italie, on fabrique des chars pour le Carnaval. Mais à Cuba, ils sont tirés par des tracteurs ou des camions, alors qu’au Brésil, ce sont les gens qui les poussent.
Chaque Cumparsa peut avoir le sien, avec un thème déterminé. Les danseurs et les musiciens montent dessus et ils défilent comme cela.
Sur cette image, on peut voir un char que j’ai conçu pour le Carnaval de 2007, avec une grande tête de musicien en forme de tambour et un grand lampadaire.
Il y a beaucoup d’autres choses dont on pourrait parler dans le folklore cubain, comme par exemple la Tumba francese, une chose merveilleuse (phot ci-contre). Cette influence est venue à Cuba par la partie orientale, depuis Haïti, quand les colons français ont été chassés par les révolutions du début du XIXème siècle. Les esclaves noirs ont copié la manière de danser de leurs maîtres, le menuet, la contredanse. Et ils ont aussi copié leur manière de s’habiller. Ces sont des danses très festives, très agréables.
On peut les voir en ce moment même, au début du mois de juillet, à l’occasion de la fête du feu à Santiago de Cuba. Certains de mes ancêtres étaient d’ailleurs français, et sont enterrées à Camaguey. J’aimerais bien aller là-bas, pour retrouver la trace de ces origines.
Je travaille aussi sur le Zapateo, une partie de la culture cubaine qui vient du folklore espagnol. On distingue le Zapateo occidental et celui de Camaguey. Il y a aussi les Ireme, la culture Abakua, avec la fête du Quinfuigi, qui est un tambour associé à la secte Abakua, que l’on trouve dans la région de Pinar del Rio. Comme le disait l’historien Fernando Ortiz, notre culture est unajiaco, un ragoût créole que l’on fait en mélangeant toutes sortes de viandes et de légumes. Elle a fusionné des apports différents.
La Rueda de Casino
J’ai commencé à danser la Rueda de casino au milieu des années 1960. Je venais de célébrer ma boda de quince, lorsque j’ai commencé à fréquenter le Cercle Social Patricio Lumumba (photo ci-contre). Cette façon de danser s’était développée quelques années avant la Révolution, dans le milieu de la haute aristocratie, au Casino Deportivo. Après le Triomphe de la Révolution, le Casino Deportivoest passé aux mains du Peuple. Les gens ont pu venir y danser en grand nombre et la Ruedade Casino s’est ainsi démocratisée. C’est une danse qui a des caractéristiques très spéciales, une sorte de réinterprétation à la cubaine du Rock’n Roll, avec une fusion avec des rythme cubains, comme le Son.
J’ai donc commencé à entrer au Patricio Lumumba avec mes amis. Et c‘est là que j’ai rencontré Joachin Rochez « El Oso », mon grand ami, mon frère, avec qui j’ai appris à danser le Casino et la Rueda (photo ci-contre). Il y avait aussi là Juanito, qui venait du Casino Deportivo. Et on a commencé à créer des pasitos, des tours : une identité à nous, une jolie danse. Des groupes musicaux se sont joints à cette démarche et ont joué pour accompagner la danse de Casino classique. Tous les dimanches après-midi, nous allions ainsi danser au Patricio Lumumba. El Oso animait parfois une Rueda de 100 couples, sans avoir besoin de crier. Il dirigeait tranquillement, avec de gestes. J’ai beaucoup dansé avec lui. Nous allions danser aussi aux Curros de Enrique, à la Costa de Cojimar – une petite forteresse antique sur la côte.
Tout le monde avait des surnoms : El Oso, Pata de Cloche, El Abuelito. J’avais une amie qui s’appelait Pitucaravella. Elle était toute mince, pas très jolie, la pauvre… Mais elle dansait très bien, elle était très vive. Un orchestre cubain, celui de Juanito Marques, a même écrit un morceau qui s’appelle « Je ne danse pas avec Pitucaravella », qui a été un grand succès, sur un rythme qui s’appelait le Paka. J’ai appris à danser le Paka, et aussi le Pilon.
Il y avait un groupe de sourds-muets, des amis très chers, qui dansaient le Casino avec nous. Ils se guidaient à la vibration et ils ne se trompaient jamais. Il y avait deux frères sourds-muets, Osvaldo et Herman, qui parfois dirigeaient la Rueda, sans parler bien sûr, avec une sorte de mimique, en utilisant le langage des mains. L’un est mort, l’autre est toujours vivant. Ily avait aussi Josefina, « Finita », sourde-muette aussi, qui dansait très bien.
On faisait aussi des chorégraphies pour les bodas de quinze, et on dansait alors la Rueda. J’ai aussi dansé dans les Guaracheros de Regla, dans la cumparsa des communications. Nous avons aussi dansé le casinos ur des chars de Carnaval.
Après, chacun a eu sa famille, son travail, mais nous n’avons jamais arrêté de danser. Dans les années 1970, alors que beaucoup de lieux avaient fermé, on continuait à danser dans les fêtes de famille. J’ai aussi participé à l’organisation d’un festival de Rueda à l’ancien Casino Deportivo, devenu le Cercle Social Cristino Najanro, en 1992. Ce sont essentiellement des cubains qui y ont participé, il y avait peu d’étranger. On y a dansé avec Juanito El Abuelo, el Oso, El Tinge, et aussi Pata de cloche qui est mort depuis. (photo ci-contre, plus recente : Rueda de los Fundadores). A l’époque, j’étais décoratrice d’un programme télévisé qui s’appelait Mi Salsa, auquel participaient Los Van Van. Je leur ai demandé d’animer le festival de Rueda et ils l’ont fait. Leur répertoire touche en partie à l’époque des années 1960, et ils ont recréé la musique que l’on jouait à ce moment.
J’ai deux groupes qui vont danser le casino dans le carnaval cette année. Il faut que cette danse soit reconnue comme un patrimoine national à Cuba. Ce qu’on appelle aujourd’hui Salsa, c’est en fait du Casino. Les portoricains de New York en ont inventé une variante, mais la base fondamentale, c’est le Casino. Par exemple, le Dilequeno botala que tu as fait l’autre jour pendant que nous dansions ensemble la Salsa vient directement du Casino. Il existe un DVD qui retrace l’histoire du Casino, où l’on voit Joaquin « El Oso », Juanito « El Abuelito », tous ces gens qui avec d’autres comme Ernesto Calderin, Maria Antonia, Roberto Falcone, surnommé « El Dumbo »à cause de ses grandes oreilles, et qui a travaillé avec moi dans le milieu artistique, ont participé aux premières étapes du Casino (photo ci-contre : autre vue de la rueda de los fundadores).
Les vêtements et la mode
La mode était quelque chose de très important pour les gens. On vivait un peu coupé du monde occidental, on maintenait ce qui nous semblait être la mode extérieure, il y avait la mini-jupe, leschaussures avec les talons hauts, à bouts carrés très fins. Il y avait une boutique connue qui s’appelait Primor et c’est là que jeunes filles allaient acheter leurs chaussures pour leurs 15 ans. Les garçons avaient des chemises qui s’appelaient lasguapitas, et des pantalons sans plis. Ils ne portaient pas de moustaches, se coupaient les cheveux « Acorte recto », sans pattes, avec un « Fly top », c’est-à-dire des cheveux coupés très courts avec une espèce de petite mèche sur le devant. Nous les filles, avions les cheveux très longs. Certains se faisaient la coupe Accatone, du nom d’un film italien, c’est-à-dire avec des petites boucles sur le côté. Moi, je portais des cheveux lisses, longs, décolorés à l’eau oxygénée. Je les repassais en les glissant dans une feuille de papier pour qu’ils soient bien lisses. Ils devenaient presque blancs, et ensuite j’utilisais un colorant pour les teindre en rose, en bleu, etc. Ma mère disait que j’étais folle, mais enfin, c’était comme ça à ce moment.
On utilisait des couleurs pastel, rose, bleu ciel, et aussi beaucoup de blanc. Nous portions de grandes boucles d’oreille, et des vêtements qui s’appelaient Baby Doll, une sorte de robe toute d’une pièce, qui se terminait par une sorte de frou frou à mi-cuisse. C’était joli quand on dansait, quand on tournait, cela volait en l’air. Les filles portaient aussi des bas à maille noire, comme les résilles que l’on voit aujourd’hui. C’était la mode de l’époque, que l’on de nouveau en ce moment, un peu comme les vagues de la mer, qui se retirent et reviennent à nouveau.
Nous étions très influencées par le cinéma. Nous les filles, nous nous coiffions et nous habillions comme dans un film de l’époque, appelé Polly Maggoo (photo ci-contre). On se coiffait aussi comme Catherine Deneuve dans Les parapluies de Cherbourg. J’étais aussi très fan de Brigitte Bardot. Plus tard, je suis rentrée en contact avec elle et je l’ai rencontrée, car j’aime la nature et je participe à sa fondation pour la défense des animaux. Tout ce courant du cinéma français a été fondamental pour nous à ce moment. On s’habillait comme dans les films, souvent en confectionnant nos vêtements nous – mêmes. Nous les concevions, les coupions, les cousions de nos propres mains. Tous les dimanches, nous allions danser au Patricio Lumumba avec une robe différente. Nous profitions de notre jeunesse de cette manière saine, avec beaucoup d’amour les uns pour les autres. C’est pour cela que cette amitié perdure encore aujourd’hui, alors que nous sommes grands-pères et grands-mères. Nous partageons toujours le Casino…
Propos recueillis par Fabrice Hatem
[1]Le texte ci-joint constitue une interview, et non une étude scientifique du folklore cubain. J’ai donc respecté la parole de Francies Garcia sans chercher à l’enrichir de manière artificielle, y compris lorsqu’il aurait été tentant de lui apporter des compléments ou des précisions que l’on peut considérer comme élémentaires, mais qui ne figuraient dans ses propos.