La Havane, Jeudi 24 Juin 2011
Dans le petit univers des fondateurs de la Rueda de Casino, Juan Gomez tient une place éminente pour au moins trois raisons : 1) parce qu’il fut aux côtés de Rosendo Gonzales et d’El Oso, l’un des principaux animateurs (« Cantor ») des ruedas de la grande époque, et qu’il a joué à ce titre un rôle important dans le développement de ce style ; 2) parce que c’est lui qui prit l’initiative de recontacter et réunir, 40 ans après, les anciens danseurs de rueda dans ce qui est aujourd’hui le « cercle des fondateurs », dont il est d’ailleurs président ; 3) enfin, parce que, musicien de profession – il fut percussionniste du fameux groupe « Mondaca » – il analyse de manière particulièrement claire les filiations culturelles de la Rueda de Casino et les mécanismes de son développement.
Last but not least, c’est à travers des discussions avec lui qu’est né mon projet – je dirais plutôt : notre projet – de sauvegarder la mémoire des origines de la Rueda à travers une série d’entretiens filmés avec ses fondateurs[1]. Il est donc à la fois initiateur, animateur et observateur de ce mouvement. Son témoignage a pour toutes ces raisons une valeur à mon avis exceptionnelle[2].
Je n’ai pas l’âge pour faire partie des premiers fondateurs du casino. J’ai 64 ans. Je ne cherche pas à me rajeunir, mais c’est ainsi. Lorsque je suis venu pour la première fois au Casino, juste avant la Révolution, j’étais encore pratiquement un enfant. J’avais 12 ou 13 ans. A l’époque, tous les jeunes avaient envie de danser. Des amis, membre du Casino Deportivo, m’y avaient invité (photo ci-contre). C’est là que j’ai commencé à danser le Casino. Mais avant même le Casino Deportivo, il y avait un autre lieu où l’on dansait déjà la Rueda, qui s’appelait le club San Carlos, tout près de ce qui est aujourd’hui le Restaurant 1830.
La première fois que j’ai vu danser la Rueda, cela m’a beaucoup impressionné, et j’ai tout de suite eu envie de la danser. C’est Martial « El Chino » qui chantait alors la Rueda. A l’époque, ce n’était pas encore La Rueda de Casino, mais la Rueda du Casino Deportivo. C’était en fait un tout petit groupe de jeunes qui dansaient de cette manière, soit en Rueda, soit en couples. En fait, la naissance de la Rueda et du Casino comme danse de couple sont pratiquement simultanées. Peut-être la danse de couple a elle été un tout petit peu antérieure : on a commencé par danser en couple, et un jour, très vite, quelqu’un a eu l’idée d’échanger les partenaires : « je te passe la mienne, tu me passes la tienne ». Un peu comme un jeu, pour s’amuser.
Le Casino est une des rares formes de danse à Cuba qui soit née à l’initiative des danseurs et non des Musiciens. Perez Prado a créé le Mambo, Enrique Jorrin, le Cha Cha Cha… normalement, les rythmes et la manière de danser qui leur correspondent viennent des orchestres. Dans la Rueda de casino, les choses ne se sont pas passées ainsi. Ce sont les danseurs qui ont pris l’initiative, avec leur idée de changer de couples. Et aussi de traduire ce qui se passait alors dans le Rock’nRoll en l’interprétant à la manière cubaine.
Il y a trois grandes sources de musique populaire innovante dans le monde : les Etats-Unis, le Brésil et Cuba. Nous les cubains, nous avons toujours eu cette idée de faire les choses de notre façon, de réinterpréter à notre manière les styles musicaux venus de l’étranger. Et le Casino est une sorte de réponse cubaine de ce qui se faisait alors dans la Rock’nRoll, qui faisait alors fureur à Cuba comme dans le reste du monde entier. Mais on y trouve aussi des influences plus spécifiquement cubaines, de la contredanse, du Son, du Danzon, du Cha Cha Cha, tous ces rythmes très riches du folklore cubain.
Donc, ce groupe de jeunes du Casino Deportivo commence à danser ainsi, en se tenant d’une seule main comme dans le Rock’Roll, mais en restant tout de même plus proches corporellement, car l’influence du Son et de son abrazo serré reste présente. Et à partir de là, commence à se construire tout le complexe des figures (« Pasillos »). C’est une danse un peu machiste, où l’homme guide. A travers la main, il communique ses intentions à la femme qui les traduit dans un mouvement plein d’harmonie.
On a d’abord désigné cette façon de danser comme «La danse du Casino Deportivo », puis « la danse du Casino », puis « la danse de Casino », puis « le Casino ». Elle s’est rapidement étendue à tout Cuba, car juste après la Révolution, de nombreux boursiers de province sont venus étudier à la Havane. Ils y ont appris cette danse et l’ont ramenée en rentrant avec eux. De notre côté, nous, les Habaneros, partions beaucoup en province à l’époque dans des brigades de travail volontaire et apprenions le soir à nos camarades à danser le Casino. C’est vraiment une danse qui est venus de La Havane, même si ensuite elle s’est étendue à tout le pays.
Après la révolution, nous avons continué à danser quelques temps au Casino Deportivo – devenu de Cercle Social Cristino Najanro. Mais lorsqu’il est devenu le cercle des Boursiers, il a fallu trouver d’autres lieux. Notre quartier général est alors devenu le cercle social Patricio Lumumba, dans le quartier de Miramar, où nous dansions tous les dimanches de 4 à 8 heures (photo ci-contre). Un y avait aussi un autre lieu important dans le quartier de Santos Suarez, appelé Los Curros de Enrique.
Il y avait deux Ruedas principales au Patricio Lumumba. Celle de El Oso, la plus nombreuse, qui rassemblait plutôt les débutants, et la Rueda Grande, composée de 20 à 30 couples plus avancés. Elle était animée, selon les moments, par Rosendo Gonzales, Frank el Viejo et moi-même. Il était très difficile de rentrer et même de rester dans la Rueda grande. Rosendo était un peu plus sec que moi, Moi, j’étais plus conciliant, plus démocratique. Parfois, La Rueda Grande se séparait en Ruedas plus petites, que nous animions simultanément. Les membres reconnus de la Rueda Grande passaient d’une Rueda à l’autre et il n’y avait pas de limite bien définie entre elles. De son côté, El Oso (photo ci-contre) était très créatif. Il savait bien faire venir des gens nouveaux dans sa Rueda, débusquer des talents. Mais ceux qui dansaient dans sa Rueda étaient un peu moins avancés.
Souvent, une personne ou une autre proposait une figure nouvelle. Elle était acceptée ou non par le groupe. Frank El Viejo a par exemple inventé des figures qui eurent ensuite du succès, comme « Hombres por afuera, Mujeres pordentro ». Mais on ne peut pas dire que le casino et ses figures (« pasitos ») ont été inventés par une personne particulière : c’est une création collective, une dynamique de groupe.
Apres quelques années, nous avons cessé de danser au Patricio Lumumba qui s’est transformé en cercle des forces armées. Nous nous sommes alors repliés sur le Nautico 9phot ci-contre), le Rio Cristal, et la Costa de Cojimar le samedi soir.
Les pasitos avaient tous un nom, c’était comme un code commun entre nous. Mais, à mesure que la Rueda de Casino a eu plus de succès eta été dansée dans des endroits de plus nombreux dans les quartiers de la Havane et en Province, d’autres pas ont commencé à faire leur apparition. Il n’y avait plus une seule école, plus un seule cercle social, sans sa Rueda. A l’époque, c’était simplement un divertissement pour nous, nous ne pensions pas faire quelque chose de durable qui allait se convertir en phénomène international, et se poursuivre pendant plus de 50 ans jusqu’à aujourd’hui.
Après la révolution, je pouvais déjà sortir seul de la maison, mais c’est surtout au Patricio Lumumba que je me suis intégré à la Rueda. Tout cela c’étend sur une période très courte, entre 1959 et 1962. Très vite, j’ai commencé à jouer le rôle de « cantor ». J’ai d’abord chanté la Rueda pour quelques danseurs très jeunes, qui m’ont demandé de le faire cela m’a plu et j’ai continué. Puis j’ai intégré avec Rosendo les ballets de la télévision cubaine, où nous avons beaucoup contribué à populariser la Rueda de casino, Par la suite, passé les 20 ans, j’ai commencé une carrière de musicien professionnel : j’ai été percussionniste du groupe Moncada, dont je suis aussi l’un des fondateurs. Cela m’a alors un peu éloigné de la danse.
Nous avons fixé par convention l’année 1957 comme date de naissance du Casino. Mais en fait, on ne peut dire exactement quand cela a commencé. C’est plutôt un processus. Pour leCha Cha Cha ou le Mambo, il est possible de donner une date précise liée à la première interprétation d’une composition musicale marquante, mais dans le Casino, on a affaire àun processus spontané et continue de création par les danseurs. Le Cubain est un être très collectif, il a besoin de s’unir aux autres. Il ne peut vivre isolé, sans partager. C’est une question d’idiosyncrasie. Quand je vais à l’étranger, très vite ma famille et mes amis, toute l’atmosphère sociale de Cubacommencent à me manquer (photo ci conter, Juan en compagnie de deux autres « fundadores » : Maria-Antonia et Luis « Doble S »).
Nous, les anciens du Casino, avions envie de nous retrouver après tant d’années. Nous avons commencé à nous contacter entre voisins. Le bouche-à-oreille a fonctionné, nous avons réuni près de 350 personnes et nous sommes devenus le cercle des fondateurs. La structure juridique est donnée pour l’instant par le groupe Moncada, mais nous faisons les démarches pour devenir une association. Ce travail de retrouvailles a été très émouvant. Nous avons fait des programmes de télévision qui a beaucoup intéressé les gens. Nous organisons maintenant deux soirées par semaine au Restaurant 1830, le dimancheet jeudi, qui est aussi le jour de répétition de la Rueda des fondateurs. Nous nous retrouvons aussi au Pico Blanco du Saint-John le vendredi et Au Canito de l’hôtel Habana Libre le samedi. (Photo ci-contre, quelques « Fundadores » avec l’image de Rosendo Gonzales en Medaillon)
Il fallait ouvrir le chemin, et j’ai été le moteur. Nous avons tout aujourd’hui passé la soixantaine, mais avec une très grande énergie et un désir de vivre, d`être heureux, d’oublier les problèmes, les guerres que l’on invente. Nous ne nous tenons pas tranquilles. Nous allons organiser en Avril 2012 un grand festival pour fêter les 55 ans de naissance du Casino. On danse le casinoaujourd’hui partout dans le monde, en Indonésie, en Chine, en Italie, en France, en Espagne, en Suisse qui est l’un des pays où l’on trouve le plus d’écoles de casino. Il faut que les gens sachent que le Casino n’est pas une chose fermée, ankylosée, mais qui évolue. Nous, les fondateurs, avons conservé les pas de notre époque pour préserver la tradition (photo ci-contre : rueda de los fundadores). Mais une fois que le gens ont vu comment les choses se faisaient à l’époque, c’est bien qu’ils le dansent à leur manière.
Propos recueillis par Fabrice Hatem
[1] J’adresse mes remerciements à Ricco, de Salsa Timbayonne, qui m’a mis en contact avec lui.
[2]Nb : Au fil des entretiens, de petites contradictions sont progressivement apparues dans les souvenirs des différents participants. Dans le décryptage des interviews, j’ai scrupuleusement respecté les paroles de chacun, y compris dans le cas où je sais par le croisement avec d’autres sources qu’elles sont légèrement inexactes.