La Havane, Mardi 21 juin 2011
Poursuivant mes entretiens avec les fondateurs de la Rueda de Casino, je vous propose de rencontrer aujourd’hui « El Tinge ». Outre son rôle personnel dans la création de cette danse, El Tinge est également journaliste de profession. Il a animé au cours des années récentes de nombreuses émissions de radio et de de télévisions, comme Bailar Casino, qui ont joué un rôle majeur dans la renaissance du Casino à Cuba.
Je vous livre ici son passionnant témoignage, recueilli au cours d’un entretien filmé réalisé en juin 2011 au restaurant 1830. Contrairement à mes habitudes, je n’ai pas réorganisé ses paroles par thèmes, mais j’ai respecté l’ordre dans lequel il a déroulé – de manière parfois un peu circulaire – le fil de ses souvenirs, afin de mieux en conserver la saveur.
Mon nom est Guillermo de Jesus, surnommé "El Tinge". Je suis un des fondateurs de la rueda de casino. C’est un plaisir pour moi de pouvoir parler des débuts du casino, de l’invention de cette manière de danser par ces « vieux jeunes gens » que nous sommes aujourd’hui. Je suis d’origine modeste : mon père était ouvrier et ma mère femme au foyer. J’ai dû travailler pendant mes études pour aider ma famille. Je travaillais le jour et j’étudiais la nuit. J’ai ensuite fait du journalisme, j’ai travaillé à Juventud Rebelde, à Bohemia[1]. Mais je n’ai jamais arrêté de danser depuis que j’ai commencé, vers 1961-1962. J’avais 15-16 ans à cette époque. Le rock’n roll était alors une musique très à la mode.
Tout avait commencé un peu avant la Révolution, au Casino Deportivo de La Habana, d’où vient d’ailleurs le nom de la danse dont nous parlons ici, le Casino (photo ci-contre). Un groupe assez élitiste de jeunes gens d’origine très aisée, se réunissait là pour danser une danse collective qu’ils avaient inventé, où les couples inter-changeaient au sein d’une ronde. C’était un endroit très chic, où les gens d’origine modeste, comme moi, n’avaient pas accès.
Puis, après la Révolution, on a fait venir des jeunes de la campagne à la Havane pour étudier, avec un système de bourse. En même temps, les clubs ont été nationalisés et transformés en cercles sociaux, et les jeunes se sont mis à danser massivement dans ces endroits. Puis, ils sont retournés dans leur province où ils ont ramené leur manière de danser qu’ils avaient apprise dans la capitale. Nous aussi, les Habaneros de souche, nous avions ce désir de danser. Un de nos lieux favoris était le club Patricio Lumumba, anciennement Miramar Jazz Club, nommé ainsi en l’honneur du révolutionnaire africain(phot ci-dessous).
J’étais très sportif à l’époque, et je faisais des compétitions de voile. J’ai même été champion de voile de Cuba en 1967. La base nautique où je m’entraînais était proche du club Patrice Lumumba. Quand je terminai mon entraînement et mes compétitions, je changeais de vêtements et je me mettais à danser. C’est ainsi que je me suis intégré dans ce groupe de danseurs de rueda. On ne buvait pas de rhum ou de whisky, mais une sorte de sirop de fraise, le Guachipupa, qu’on vendait avec des petits gâteaux. On dansait de 5 à 8 heures du soir. C’était comme un rendez-vous religieux pour les danseurs.
Nous avions tellement envie de danser qu’en sortant du Lumumba, nous allions dans d’autres lieux, situés parfois un peu loin du centre de la Havane, comme La Tabernita. En plus du Patrico Lumumba le Dimanche, il avait aussi la Costa de Cojimar, on nous allions souvent le Samedi, ainsi que le Nautico et le Santo Suarez[2], qui ont ouvert quelques années plus tard (photo ci-dessous : le nautico). Nous dansions sur des orchestres comme Los Hermanos Cardoso (au Patricio Lumumba), Rumbavana, Estelly Chocolate, Roberto Faz (souvent au Nautico). Il faut avoir dansé soit au Casino Deportivo, soit au Santo Suarez, soit au Lumumba pour être admis dans le cercle des fundadores.
Il y avait à l’époque deux groupes bien distincts de jeunes. Ceux du Rock’n Roll avaient les cheveux coiffés bizarrement et des pantalons étroits. Nous, ceux du Casino, avions les pantalons plus large, les cheveux coupés très courts « à l’allemande ». Nous affichions un sorte de guaperia, une fierté un peu provocante, même si nous n’étions pas des voyous. Nous étions la grande famille du Casino. C’est là que j’ai connu Rosendo Gonzales, Juanito el Abuelo, Omar Pata de Cloche, Jaime, Panchito qui est mort il y a un an, Frank el Viejo, El Oso. Certains sont déjà morts, d’autres sont partis à l’étranger.
Au Patricio Lulumba, se formait la grande rueda, animée par Rosendo, Frank el Viejo parfois Juanito el Abuelito. En fait, ce n’était pas la plus nombreuse, mais elle rassemblait les danseurs les plus expérimentés, et était appelée « grande » du fait de sa qualité. Pour faire partie cette rueda, il fallait vraiment être bon, ne pas se tromper, sinon on vous en faisait sortir. El Oso avait aussi une rueda dans ce lieu, qui est aujourd’hui un cercle militaire, où il y avait une très grande piste qui ressemblait à une rose nautique. Il animait une rueda très grande, composée de danseurs plus débutants, qui allait jusqu’aux limites de la salle.
La rueda a toujours été quelque chose de très spontané. On ne faisait pas de répétitions. La rueda se formait, on s’intégrait dans la ronde et celui qui dirigeait – le « cantor » – donnait les noms de pas. Aujourd’hui, les jeunes ont inventé des pas parfois très compliqués, comme le 84 complicado. Mais nous, on faisait des pas plus simples, plus traditionnels, comme Dame otra, Derecha izquierda, Adios a la prima, tous ces pas que nous maintenons dans la rueda des fundadores. C’est bien que les jeunes inventent de nouvelles choses, à leur manière, mais nous, nous maintenons la tradition.
La Rueda tenait un peu de tout, du Rock’n roll, de la musique cubaine. On s’inspirait aussi de ce qu’on voyait dans les films, comme ceux Elvis Presley. On a été aussi influencés par les Beatles quand ils sont apparus. Nous avons fait ce mélange de Rock’n Roll, de Mambo, de Cha Cha Cha, de Son, et à la fin nous avons produit cet hybride que l’on a appelé Casino.
Dans la Rueda del fuego, Rueda improvisée qui se faisait pratiquement ä la fin de la soirée, tout le monde entrait. Le leader inventait un pas, et le autres regardaient et répétaient. On inventait des noms bizarres, comme « la Cana invertida ». Ca ne voulait rien dire, c’était juste un pas que l’on venait d’inventer. La première fois, on avait un peu de mal, puis, le jour ou la semaine suivante, on la faisait avec davantage de facilité. Mais ce n’était pas planifié. Un répétait un peu, mais cela n’était pas institutionnalisé. Certains pouvaient se distinguer, faire mieux que les autres, par exemple à l’occasion de figures difficiles comme le floreo, qui consiste à faire des jeux rythmiques avec les pieds avant de faire le pas, en retombant à la fin sur le temps. Si on le faisait bien, les gens vous remarquaient.
Il a quelques années en 2004, nous avons organisé une rencontre de fondateurs, où des gens qui ne s’étaient pas vus depuis 25 se sont retrouvés. On s’est embrassés, on a pleuré, on a commencé à se rappeler cette époque : « Tu et rappelle celle-ci ? J’ai été son petit ami … et Juana la blonde, elle a été la petite amie d’Alejandrito… ». On a maintenu cet esprit.
Aujourd’hui, Juan dirige la Rueda de los fundadores. Il dit : « on va faire tel pas de l’époque ». On veut maintenir cette tradition. Quelqu’un dit : « Tu te rappelles, on faisait ceci, on faisait cela ». Et on le refait, sans que cela soit planifié. Et maintient ainsi notre tradition vivante. Le casino est une chose spontanée. Tu danses parce que tu le sens, tu mets ton cœur, mais avec guaperia[3]. Dans le couple du casino, c’est l’homme qui décide ce que l’on va faire, pas la femme. C’est un peu machiste, si la femme décide c’est comme si le couple s’invertissait. Mais c’est fait avec beaucoup d’amour et de beauté corporelle. Même si le Danzon est officiellement la danse Nationale de Cuba, je crois que le casino pourrait prétendre à ce titre de danse nationale cubaine par excellence.
Nous étions très jeunes, nous avons fait nous premiers pas amoureux en dansant le casino. Je suis tombé amoureux d’une fille et on est restés longtemps tous les deux à danser le casino. On y allait toujours ensemble, on faisait des choses un peu folles. Près du Patricio Lumumba, il y avant un restaurant où nous allions manger après la Rueda du dimanche et avant d’aller danser ailleurs. On avait 15-16 ans. Un jour, le serveur a un peu tardé à apporter les plats et l’addition, et nous étions pressés d’aller danser. Alors, nous décidons, sur un coup de tête, de partir sans payer. Nous courrons, courrons, et au carrefour suivant, nous nous s’arrêtons, très essoufflés, en disant : « Mais qu’est-ce qu’on a fait ? ». C’était plus important pour nous de danser que de payer l’addition. Au bout d’un mois, nous sommes revenus et nous somme retombés sur le même serveur. Nous étions un peu gênés, nous avions honte, mais il nous dit : « Ne vous en faites pas, les gars, je sais que vous êtes danseurs de Casino. La note, c’est moi qui l’ai payée. Ca me plaisir de voir que vous vous êtes bien amusés ».
Dans les années 1970, des rythmes différents sont arrivés, comme le Rock et d’autres danses. La manière de danser a changé. Il n’y avait plus de lieu où les jeunes pouvaient venir danser le casino. Tout cela fait que le casino a perdu un peu de popularité. Mais on continuait à le danser dans les maisons particulières. Quand les filles fêtaient leurs 15 ans, on faisait une grande fête, on dansait beaucoup et on terminait souvent par une Rueda. On nous demandait de danser et cela a permis de transmettre le casino, comme un répand une semence. Nos enfants ont commencé à danser le Casino à leur tour, et maintenant, je suis sûr que le Casino est comme le ciel de Cuba pour les jeunes. Avec cette danse, tu te rapproches de la fille, tu dis des choses de l’amour, c’est très beau. Le Casino était une grande famille, tout le monde se respectait, nous étions comme frères. On pouvait danser avec la petite amie d’un autre, mais on était très respectueux. Comme aujourd’hui au Restaurant 1830 (photo ci-contre). Et cela va rester ainsi dans l’avenir.
Comme je suis journaliste de profession, j’ai fait des programmes télévisés, comme Bailar casino, Bailar es algo mas, En la pista. J’ai aussi fait des émissions de radio. Je suis le producteur de la soirée du dimanche au restaurant 1830, qui est dirigée par Juanito El Abuelito. Je m’occupe des spectacles de Rueda, les jeunes viennent me voir, je programme leurs Ruedas. Ils viennent volontairement, parfois de très loin, pour faire leurs démonstrations. Cet enthousiasme nous fait réchauffe le cœur. Ce travail, qui consiste à faire que le Casino ne meure pas, ne donne beaucoup de plaisir. Et cela nous impressionne de voir comment le casino s’est étendu dans le monde pour de développer dans des lieux si lointains.
Il est venu ici, au restaurant 1830 un écossais qui danse la casino si bien qu’il faudrait lui lever notre chapeau, des italiens qui ont fait une des plus grande rueda du monde, des indonésiens, un chinois qui a même pris un nom cubain et que j‘ai présente au programme Bailar casino, des gens venus de pays très froid, comme la Norvège, l’Alaska…. Un jour un a vu une danser une luxembourgeoise toute blanche, et Juanito m’a dit « je ne sais pas si elle vient d’Allemagne ou Luxembourg, mais elle a l’air d’avoir vécu toute sa vie à Centro Habana ». En fait, elle avait appris à danser avec des cubains. Tout cela, c’est à nous, mais on le partage, en Indonésie, jusqu’au Pôle nord, car c’est notre racine et notre raison d’être.
Propos recueillis par Fabrice Hatem
[1]Journaux cubains à grand tirage [2] Le lieu s’appelait exactement Los Curros de Enrique, dans le quartier de Santo Suarez. J’ai respecté ici la manière dont El Tinge a présenté ses souvenirs. [3]Avec un panache de voyou.
[1]Journaux cubains à grand tirage [2] Le lieu s’appelait exactement Los Curros de Enrique, dans le quartier de Santo Suarez. J’ai respecté ici la manière dont El Tinge a présenté ses souvenirs. [3]Avec un panache de voyou.[1]Journaux cubains à grand tirage [2] Le lieu s’appelait exactement Los Curros de Enrique, dans le quartier de Santo Suarez. J’ai respecté ici la manière dont El Tinge a présenté ses souvenirs. [3]Avec un panache de voyou.