Mercredi 15 juin 2011
Tous les salseros qui ont fait le voyage de la Havane connaissent le restaurant 1830. C’est dans le joli patio de cette maison de style colonial, située au bout du Malecon, à l’embouchure du Rio Almendares, qu’a lieu tous les dimanches le plus agréable bal de Salsa de la Havane. On peut y danser, en plein air, avec un vue superbe sur une très jolie petite baie, depuis 18h30 jusqu’à une ou deux heures du matin. La soirée est souvent animée par un orchestre, et agrémentée de démonstrations de danse en général de très bon niveau (photo ci-dessous). C’est commode, agréable sympathique et pas cher.
La plupart des visiteurs de passage, cependant, ne connaissent pas l’origine de cette manifestation. Et celle-ci est d’un intérêt exceptionnel pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Salsa et de la Rueda de Casino.
Comme vous le savez sans doute, une bonne partie des figures de la Salsa cubaine sont inspirées de celles pratiquées dans la Rueda de Casino. Ce style de danse collective fut développée à la fin des années cinquante par un groupe de très jeunes gens qui se réunissaient pour danser au Casino Deportivo de la Habana, d’où vient d’ailleurs son nom[1].
Après une période de grande popularité au cours des années 1960, la Rueda de Casino entra ensuite dans une période de déclin, qui dura jusqu’au début du présent siècle. « J’ai commencé à danser la rueda dans les années 1980, et nous étions vraiment peu nombreux alors », témoigne Julian Diaz, animateur du projet Moncada y la rueda de todos (photo ci-contre).
Au début des années 2000, cependant, plusieurs initiatives contribuèrent à donnerà cette danse un regain de popularité. Des concours furent organisés. Des clubs de rueda se formèrent dans toute l’île. Le musicien Adalberto Alvarez s’impliqua personnellement dans la défense et la diffusion de ce style de danse, à travers, entre autres, plusieurs compositions célèbres comme Para bailar casino ou TocaToca.
Et puis, le 19 décembre 2002, une grande fête réunit les anciens du Casino deportivo, en un lieu appelé Habaguanex, dans le quartier de Casa Blanca, de l’autre côté du port de La Havane. Les participants décidèrent de pérenniser cet événement, en organisant des rencontres hebdomadaires. Celles-ci eurent lieu d’abord à l’Habaguanex de Casa Blanca, puis, à partir de 2004, à la Casa de la Amistad de la Havane. Enfin, depuis 2007, la rencontre a lieu tous les dimanches au Restaurant 1830.
Mais l’activité des Fundadoresne se limite pas à l’organisation d’une sympathique soirée hebdomadaire. « Nous cherchons à redonner vie à cette manifestation spontanée de la culture populaire » explique Juan Gomez, président de l’association Moncada y el casino de Todos et ancien percussionniste du groupe Moncada (photo ci-contre). Pour cela nous avons d’abord cherché à réunir tous les anciens pratiquants de la rueda, ceux qui inventèrent collectivement ce style à la fin des années cinquante, dans un groupe appelé « Los fundadores de la rueda ».
Ce groupe comporte actuellement plus de 350 personnes. Ses membres les plus actifs s’entraînent régulièrement, deux ou trois jours par semaine, dans un groupe appelé La Rueda de los Fundadores. Comme ils sont bien conservés par la danse, qu’ils étaient eux-mêmes très jeunes à la fin des années cinquante, et surtout parce qu’ils sont les inventeurs du style[2], leurs ruedas sont tout à fait impressionnantes de qualité et de précision (photo ci-contre).
L’association se préoccupe également de la transmission de ce style aux nouvelles générations. Deux ruedas de jeunes ont été formées, auxquels les anciens transmettent leur savoir. Plusieurs danseurs trop jeunes pour avoir participé à la fondation de la Rueda, mais fortement impliquées dans ce style de danse, ont été intégrés dans le groupe très sélectif des « fundadores » (il faut pouvoir apporter cinq témoignages de « fundadores » déjà avérés pour y être admis). La création d’un musée de la rueda, qui pourrait ouvrir ses portes en 2012, à l’occasion du 55ème anniversaire des débuts du Casino deportivo, est en préparation.
Enfin – et l’information est de première importance pour les Salseros de passage à la Havane – j’ai le plaisir de vous annoncer que les soirées organisées par les « fundadores » se sont très récemment démultipliées. On peut en effet désormais danser avec eux la Salsa au Restaurant 1830, non seulement le dimanche, mais également le jeudi soir. Le vendredi, on peut les retrouver au Pico Blanco, et, le Samedi, au Canito, à l’hôtel Habana Libre.
J’ai eu la chance, par l’intermédiaire de notre ami Ricco, de Salsa Timbayonne, de pouvoir rencontrer ce groupe et son président Juan Gomez. Nous avons sympathisé, longuement discuté (voir interview ci-dessus), et élaboré ensemble ce que j’appelerai un « projet mémoriel ». L’idée est d’interviewer, sous forme d’entretien filmé, sept des « fundadores » les plus symboliques de cette époque sur leur trajectoire personnelle : El Tinge, Juan Gomez « El abuelo », El Oso, Luis Apaulaza, Baby (la première épouse du fameux Rosendo), Francies Garcia et Maria Antonia Garcia (photo ci-contre).
Je laisserai, à titre d’hommage, une copie de ces interviews à l’association où elles pourront servir d’archives audiovisuelles dans le futur « musée de la rueda ». Et je publierai sur le net, dès la semaine prochaine, le décryptage de ces témoignages que j’espère être d’une valeur exceptionnelle.
Fabrice Hatem
Un entretien avec Juan Gomez
Comment est née la rueda ?
Vers 1956, un groupe de très jeune gens se réunissait pour danser en couple au Casino Deportivo de la Havane(aujourd’hui Club Cristian Najanro). Ils dansaient un peu de tout, du Rock’n Roll, du Cha-cha-cha… Une forme nouvelle de danser s’est peu à peu créée, avec des figures souvent inspirées du Rock’n Roll, mais avec une position un peu plus serrée, et sur des cellules rythmiques venues de la musique cubaine, comme le Son ou la Guaracha : une sorte de réponse cubaine au rock’n roll… Un jour, quelqu’un a eu l’idée d’inter-changer les couples. C’était d’abord comme un jeu, quelque chose d’informel, seulement pour se divertir. Peu à peu, une danse nouvelle, en ronde, s’est ainsi construite collectivement : la Rueda de Casino a alors commencé à devenir un style sui generis.
Qui a inventé la rueda ?
Personne n’en est individuellement l’auteur, c’est vraiment une création collective de danseurs. Un peu comme dans le roman de Federico Garcia Lorca, Fuente Obejuna : à la fin du roman, le policier demande sur la place du village : « qui a tué le gouverneur ? ». Et le village répond d’une seule voix « Fuente Obejuna !!!!» : ce n’est pas une personne en particulier, mais tout le village qui a tué le gouverneur. Bien sûr, il y a eu des individualités particulièrement créatives, comme Rosendo ou El Oso (photo ci-contre), mais la Rueda de Casino est d’abord une création collective.
La rueda comme danse a aussi la particularité d’avoir été créée spontanément par les danseurs eux-mêmes, et pas par les musiciens, comme le furent le Cha-cha-cha ou la Mambo. Cette création s’est d’abord faite sur différents styles musicaux : Cha-cha-cha, Son, Rock’n Roll, etc. Les orchestres qui nous accompagnaient n’étaient pas nécessairement les plus prestigieux, et certains sont aujourd’hui tombés dans l’oubli. Il y avait l’orchestreTomei, Los Hermanos Izquerdo, Los Hermanos Castro (sic).
Comment s’est diffusée la rueda ?
La télévision cubaine naissante a joué un rôle important dans sa diffusion au début des années 1960. Miguel Iglesias – qui fut aussi directeur de la danse contemporaine de à Cuba – Le fameux Rosendo Gonzales et moi-même sommes directement rentrés dans les ballets de la télévision cubaine, parfois sans aucune formation académique préalable. C’était une période d’effervescence révolutionnaire, beaucoup plus empirique qu’aujourd’hui. L’Ecole Nationale des Arts (ENA), l’Institut Supérieur des Arts (ISA), n’existaient pas encore. C’est après être rentré à la télévision cubaine que Rosendo a rencontré Caruca, avec laquelle il a formé le couple qui contribua tant à la popularisation de la rueda dans notre île.
Quelles sont les relations entre Rueda et Salsa ?
Les deux danses sont clairement apparentées, et la Salsa a initialement emprunté beaucoup de ses figures à la rueda cubaine. La Salsa, comme style musical, a été créée dans les années soixante par des musiciens cubains émigrés aux Etats-Unis après la révolution. Ils se sont mélangés là-bas avec d’autres musiciens des caraïbes, portoricains notamment. Et Jerry Masucci, en créant le Label Fania, a contribué à donner une très large diffusion à cette musique nouvelle.
Comment est née la soirée du dimanche au restaurant 1830 ?
Le restaurant 1830 a une histoire relativement courte, les « anciens » du Casino Deportivo se sont retrouvés un soir de 2002 à la Casa Bianca, de l’autre côté du port. Nous avons eu l’idée de pérenniser ces rencontres en cherchant à retrouver tous ceux qui avaient participé à la création de la rueda à la fin des années 1950. De là est née l’association « Los fundadores de la Rueda » et le projet « Moncada y la rueda de todos ». Nos membres, comme el Oso, ou encore Baby, La première femme de Rosendo (photo ci-contre), sont des témoins directs de cette époque, ce sont eux qui ont créé ce style. Mais personne n’a encore pensé à leur demander de parler systématiquement de leurs souvenirs, ce qui est bien dommage.
Voilà plus de 50 ans que la Rueda de casino a été inventée, et elle a perduré, alors que d’autresdanses créées à la même époque sont tombées dans l’oubli. Ce serait vraiment intéressant de comprendre comment cette création spontanée de quelques très jeunes danseurs, souvent d’origine très populaire, a pu progressivement se convertir en un phénomène de masse.
Propos recueillis par Fabrice Hatem
[1]Pour une histoire de la rueda de Casino : /2010/08/27/comment-est-nee-la-salsa-cubaine-le-role-de-la-rueda-de-casino/
[2]C’est- à-dire aussi les inventeurs de la Salsa !!!