La Havane, lundi 13 juin 2011
La raison principale de mon séjour actuel à Cuba est la réalisation d’un documentaire sur le grand danseur cubain Domingo Pau. Ancien danseur soliste du Conjunto Folklorico Nacional, impliqué dans de très nombreuses activités artistiques, pédagogiques ou communautaires, Domingo Pau est une véritable institution dans le monde de la danse Afro-cubaine et de la Rumba. J’ai eu la chance de le rencontrer par l’intermédiaire de sa fille Luanda, également danseuse et aujourd’hui installée à Nice, sur laquelle j’avais également réalisé un mini-documentaire.
Dès le lendemain de mon arrivée à Cuba, j’ai commencé à suivre Domingo Pau dans ses différentes activités. J’ai pu observer l’immense respect dont il est l’objet de la part de cubains issus de milieux très différents : enfants et adolescents participant à son groupe de danses folkorique Alafia, une activité communautaire qu’il anime depuis plus de 20 ans dans le quartier populaire de Pogliotti ; jeunes danseurs professionnels de la Compagnie Eboni, qui règle actuellement les derniers détails d’un magnifique spectacle, associant danse contemporaine et folklorique, dont la première devrait avoir lieu au théâtre Mella au mois d’août prochain ; membres de l’école de ballet du Théâtre America, l’un des lieux de spectacle les plus connus du centre de La Havane.
Je ne décrirai pas dans le détail chacune de ces activités, qui feront chacune l’objet de reportages spécifiques et seront également incluses dans mon documentaire final. Mais je voudrais faire part dans ce « carnet de voyage » de quelques réflexions générales que ces visites préliminaires m’ont inspiré.
La première touche à la place centrale de la culture dans la société cubaine, y compris et peut-être surtout dans les milieux les plus modestes. Comme vous le savez, la situation économique à Cuba est mauvaise, et l’on pourrait raisonnablement supposer qu’une population confrontée à des problèmes quotidiens de survie matérielle – l’alimentation, la pénurie des biens d’hygiène courants, l’électricité, l’insalubrité des logements, le mauvais état des lieux de réunion publics – ait bien d’autres chats à fouetter que la pratique de la danse folklorique ou de la musique classique. Eh, bien, c’est le contraire qui est vrai. S’agit-il d’une mystérieuse idiosyncrasie naturelle du peuple cubain ? D’une manière de trouver dans la vie spirituelle (art, religion,…) des satisfactions refusées par le monde matériel ? Toujours est- il que la pratique artistique offre les signes, à tous les étages de la société cubaine, d’une très grande vitalité, en dépit d’obstacles matériels obsédants.
Quelques exemples : les danseurs de la Compagnie Eboni ont eu beaucoup de mal, comme tous leurs collègues, à trouver un lieu de répétition digne de ce nom. Ayant finalement élu domicile dans le cinéma d’un quartier populaire de La Havane, Atare, ils ont d’abord du réparer de leur propres mains la scène, toute défoncée et impropre à la danse, avant de commencer les répétitions de leur spectacle Ayer y Hoy, qui s’annonce superbe d’après ce que j’ai pu en voir ; mais si leur travail chorégraphique est achevé, la date de la première est suspendue à la livraison des costumes, très difficiles à obtenir. Dans le quartier populaire de Pogliotti, les répétitions du groupe folklorique Alafia se font dans le théâtre d’une maison de la culture populaire autrefois magnifique, et aujourd’hui plongée dans un état de grand délabrement, au point que la lumière est presque absente de la scène : un vieux projecteur pendant au bout d’un fil… Cela n’empêche pas les jeunes membres du groupe – dont les plus doués suivront sans doute un jour une carrière professionnelle – de danser pour certains magnifiquement les rôles d’Ochun et de Chango. Pour l’anecdote, cette salle presque désaffectée est aussi le lieu de répétition du groupe de Timba Klimax, dont nous apprécions tant les concerts dans nos orgueilleuses et confortables salles européennes.
La vitalité de cette pratique culturelle populaire – d’ailleurs encouragé par les autorités, ce qui constitue l’un des traits les plus sympathiques du régime – a pour conséquence que la coupure entre l’art « cultivé », le « show- business » et le folklore « de la rue » est infiniment moins marquée à Cuba que dans nos pays occidentaux. En fait, chacune de ces formes d’expression se nourrit des autres. Beaucoup de très grands danseurs et musiciens cubains, venus pour certains de milieux très modestes, ont par exemple d’abord appris leur art dans leur famille et avec leurs amis avant d’intégrer des écoles où ils n’ont fait que parfaire et amplifier leur talent. Les spectacles de danse donnés dans les plus grands théâtres de la Havane font d’ailleurs volontiers référence à ce fond de culture populaire. Et les gamins des rues les plus sensibles peuvent acquérir,en assistant à un spectacle ou en rencontrant un grand artiste comme Domingo Pau, l’amour de ces formes élevées d’expression culturelle… et comprendre aussi qu’elles ne sont pas fondamentalement différentes de ce qu’ils pratiquent spontanément dans leur famille ou dans leur quartier. Le résultat : une extraordinaire vitalité créative de l’art cubain, dont les différentes composantes – populaire, commerciale, cultivée, institutionnelle – interagissent et se renforcent mutuellement… Une situation dont je connais peu d’équivalents dans d’autres pays du monde[1].
Mais j’en viens maintenant à un sujet plus douloureux. Tous ces artistes de talent que sait si bien produire Cuba, comme la forêt tropicale produit tant de fruits savoureux et de fleurs multicolores, comment vont-ils pouvoir vivre de leur art ? Le pays est évidement trop petit, trop pauvre, pour le leur permettre, d’autant qu’ils sont, justement, si nombreux. C’est pitié de voir, à La Havane ou à Santiago, tant de sublimes danseurs et musiciens pratiquer leur art, pour une rétribution faible et incertaine, devant un public clairsemé de touristes inattentifs dont la connaissance de la culture cubaine se limite à Chan Chan et, dans le meilleur des cas, à trois pas de Salsa dansés à la manière de robots[2].
Alors, se pose pour ces artistes la question de l’émigration. A l’occasion d’une tournée internationale, on découvre le monde extérieur. Tout est beau là- bas : on est en comme en vacances, le public est enthousiaste et nombreux, les jolies occidentales volètent autour de vous comme des papillons attirés par la lumière, on vous applaudit tous les soirs, les villes sont d’une richesse incroyable, on peut visiter des monuments qu’on n’avait jusque-là vu qu’en photographie… En revenant à Cuba, on trouve moins supportable un quotidien fait de privations et d’interdictions de toutes sortes. Alors, on a envie de repartir. Mais comment faire ?
Le mariage avec un(e) étrangère constitue la possibilité la plus simple. Désirs (ou illusions) croisées : l’étranger voit en Cuba un pays de fête et de sensualité. Le cubain voit en l’étranger la possibilité de développer sa carrière artistique et d’aider sa famille. On se rencontre, à l’occasion d’une fête ou d’un spectacle, on s’aime. On s’épouse. Muni de son précieux visa, notre artiste cubain peut alors partir pour l’Italie, pour la France ou pour l’Allemagne.
Mais l’émigration est aussi un douloureux déracinement, un exil. De même que la réalité quotidienne de Cuba est très différente de ce qu’en perçoivent les touristes de passage, de même la vie quotidienne d’un artiste cubain à l’étranger est plus difficile que ce qu’il avait pu imaginer à l’occasion d’une tournée de courte durée. Parmi les multiples problèmes – affectifs, matériels – qu’il peut alors rencontrer, je n’en évoquerai qu’un seul, que je désignerai par le terme de « déracinement culturel ».
Les européens sont des gens très gentils, mais ils ne sont pas cubains. Cela signifie qu’ils ne connaissent pas la Santeria, les légendes des Orishas, la dissociation corporelle, Benny Moré, le Son et la Rumba. Ce qu’ils croient connaître de Cuba, ou ce qu’ils voudraient, pour la majorité d’entre eux, en connaître, c’est la Salsa – un comble quand on sait que la Salsa n’a même pas été mise en forme à Cuba, mais aux Etats-Unis, à partir de rythmes cubains. Notre artiste se trouve alors confronté à une série de situations et de défis assez violents d’un point de vue psychologique : d’une part, sa principale source de revenus – les cours de Salsa – ne concerne qu’une minuscule fraction de son savoir artistique, à laquelle il n’avait jusque-là accordé qu’une importance mineure. D’autre part, il se retrouve un peu isolé, coupé de la source vive, quotidienne, de son inspiration, à savoir les spectacles des théâtres de la Havane ou de Santiago, les fêtes de rue et de famille, les cérémonies de la Santeria, la chaleur humaine, le contact avec ses grands professeurs et ses collègues restés au pays, etc.
L’ajustement n’est ni simple, ni indolore. Faut-il accepter, afin de pouvoir gagner assez d’argent pour vivre et nourrir la famille, de donner au public européen ce qu’il demande dans son écrasante majorité, en devenant un simple professeur de Salsa ? Faut-il refuser les compromis, en s’exposant à ne rallier qu’un public clairsemé d’afficionados autour de cours d’afro-cubain confidentiels ? Entre repli sur soi et perte de son identité artistique, le chemin n’est alors pas évident. Comment éviter que le bel arbre tropical, coupé de ses racines, ne se dessèche ou ne meure de froid sous le ciel gris des villes du nord ?
Heureusement, les artistes cubains en Europe, de plus en plus nombreux, se regroupent pour travailler ensemble. Leur travail pédagogique permet à une fraction de plus en plus large du public européen de découvrir la richesse et la diversité de la culture cubaine. L’Afro-cubain, la Rumba, le Son, drainent des publics de plus en plus nombreux, à Barcelone, à Lyon, à Toulouse, à Paris, à Zurich. Dans la douleur secrète des artistes exilés, la culture cubaine véritable commence ainsi à prendre racine en Europe. Mais combien de larmes cachées cela coûtera-t-il encore à nos joyeux professeurs de Salsa ? Comme hier à ces artistes argentins exilés en Europe, si bien représentés dans le film de Fernando Solanas, Tango, l’exil de Gardel ?
Fabrice Hatem
[1] J’idéalise peut-être un tout petit peu, car beaucoup de cubains, sont, comme ailleurs, totalement indifférents à l’art et la culture. Mais l’idée, fondamentalement, est juste.
[2] Attention !! Je ne fais mine de mépriser ces touristes, eux-mêmes souvent très sympathiques et qui jouent sans le savoir le rôle-clé de faire manger les artistes et leur famille. Mais le tourisme de masse génère ses pathologies propres, liées notamment à l’achat « sur catalogue » de voyages à l’autre bout du monde, sans auparavant avoir à prendre la peine de se renseigner un tout petit peu sur l’endroit où l’on met les pieds, les yeux et les oreilles.