J’ai rencontré Johnson à Santiago de Cuba en octobre 2010. Il fait partie des très rares Santiagueros – je le dis avec toute l’affection que je porte à cette ville et à ses habitants – qui n’ait jamais cherché à me solliciter pour obtenir un avantage, une invitation ou un pourboire. Exécutant avec exactitude le contrat de prestations de services qui nous liait, il venait tous les jours, avec une ponctualité helvétique, me donner ses excellents cours de Rumba, y compris lorsque des incidents climatiques (pluies diluviennes) auraient largement justifié un retard ou une absence.
J’avais fini par considérer l’attitude de sérieux et de discrétion de Johnson comme une sorte de fait acquis, qui n’attirait de ma part aucune attention ou gratitude particulières ; jusqu’au jour où je me rendis compte, justement, de ce que cette attitude pouvait avoir de digne et de respectable. C’est cette constatation – ainsi qu’une opportune douleur du genou provoquée par une pratique trop intense de la Rumba cubaine – qui me conduisit à m’intéresser de manière plus personnelle à Johnson. Je remplaçais donc un de nos cours par une interview.
Bien m’en prit. Je découvris en effet en lui quelque chose de très beau et de très pur : un amour sincère et rayonnant pour son art de la Rumba ; une grande modestie dans l’évocation de sa trajectoire artistique pourtant plus qu’honorable, doublée d’un respect enthousiaste pour le talent des autres ; une grande sensibilité et une manière à la fois poétique et profonde de parler de la danse cubaine et de ses liens avec l’histoire de son Peuple. Bref, j’étais en face non seulement d’un véritable artiste – denrée heureusement abondante à Santiago – mais aussi d’un idéaliste, peut-être l’un des seuls qui subsistent encore dans l’atmosphère un peu désespérée et délétère du Cuba d’aujourd’hui. Mais je lui laisse maintenant la parole.
Qui es-tu, d’où viens tu ?
Mon nom est Juan Alberto Johnson Mayet. Je suis né le 16 novembre 1972 à Santiago de Cuba. Mon nom français vient de mes racines haïtiennes. Beaucoup de personnes à Santiago de Cuba ont des ancêtres Haïtiens, notamment les propriétaires Blancs chassés par la révolte de Toussaint Louverture et leurs domestiques Noirs. Lors de l’établissement des premiers Etats-Civils, les anciens esclaves Noirs ont été inscrits sous le nom de leurs ex-maîtres blancs. Les maîtres de mes ancêtres s’appelaient donc vraisemblablement Mayet. J’ai aussi une grand-mère jamaïcaine et un grand père venu de République Dominicaine.
Je suis rentré dans le monde de la Rumba en intégrant le groupe folklorique Sangre y Tradicion en 1985. C’est là que j’ai commencé à connaître la musique populaire, et j’ai été pris de passion pour elle. Au début, cela me semblait un peu mystique, mais après je me suis rendu compte que c’était aussi quelque chose de culturel. J’ai compris qu’il était important de transmettre les traditions de nos ancêtres aux générations futures. Quand la tradition d’un pays est vivante, cela maintient aussi vivants sa mémoire et son futur. Mais si je ne la transmets pas à une personne plus jeune, cela cesse d’exister quand je meurs. Et une des choses qui me fait de la peine, c’est de ne pas bien connaitre la mode de vie et de pensée de nos ancêtres qui furent exterminés et exploités. Cela a éveillé en moi le désir d’enseigner le peu que je sais à d’autres personnes qui s’intéressent à la culture de mon pays.
Quelle a été ensuite ta trajectoire artistique ?
Je suis reste à Sangre y Tradicion pour apprendre et me préparer pendant 10 ans. Ensuite, je suis passé à d’autres groupes de plus haut niveau, toujours à Santiago, pour continuer à me préparer, comme les groupes Ikache, Abureye, 19 de Septiembre et La Ceiba. Ensuite, vers 2002, on m’a propose d’appartenir a un groupe de haut niveau, le groupe Kokoye (voir vidéo).
L’un de mes plus beaux souvenirs dans ce groupe date d’il y a cinq ans. En 2005, le groupe a été officiellement reconnu comme un groupe professionnel d’arts scéniques. Je me souviendrai toujours de ce soir-là. Nous interprétions une œuvre intitulée "Ire kalunga se fua", ce qui peut se traduire en espagnol par "La suerte marina se mal logrò". C’est l’histoire d’un amour contrarié entre deux jeunes gens. Le garçon est obligé de partir du village, et la fille est mariée de force à un homme qu’elle n’aime pas. Quand le jeune garçon revient, il est assassiné par le mari et ses amis. Il se transforme alors en un grand oiseau de mer qui assaille le village de ses malédictions. L’œuvre a été très applaudie et, le soir même, le jury nous a accordé le titre de groupe professionnel.
Le fait de faire partie d’un groupe professionnel a changé ma vie. Avant, la danse était pour moi un hobby, mais elle est alors devenue quelque chose de beaucoup plus sérieux. Outre que je touche maintenant un salaire, j’ai beaucoup progressé grâce au travail dans ce groupe et j’ai pu obtenir le troisième niveau [1], ce qui me permet d’être premier danseur d’un corps de ballet. Cela m’a motivé pour poursuivre mes efforts et essayer d’arriver aux deux niveaux les plus élevés, ceux de danseur soliste.
Ce travail est très dur, nous répétons 5 ou 6 heures chaque jour. Nous arrivons le matin, nous nous échauffons, puis nous faisons la préparation technique. Ensuite vient la classe de danses folkloriques. Enfin, nous travaillons sur les spectacles en cours et les chorégraphies en préparation.
Peux-tu nous dire quelques mots du groupe Kokoye ?
Le groupe a été fondé il y a environ 25 ans, sous le nom de Los Rumberitos. Il s’est fait connaître, au début des années 1990, en organisant la Rumba la plus longue jamais dansée à Cuba : plus de 24 heures. Puis il a changé son nom pour prendre son nom actuel, Kokoye. Il est actuellement dirigé par Juan Bautista Castillo Mustelier.
Nous faisons différentes sortes de spectacles. Parfois, ce sont des spectacles courts de Rumba, d’autres fois une présentation plus complète de toutes les formes de folklore cubain. Notre groupe n’est pas seulement un groupe rumbero comme Los Muñequitos de Matanzas, Mais il s’agit de la plus forte expression de la Rumba à Santiago, comme le sont Los Muñequitos de Matanzas à La Havane.
Je me suis présenté avec le groupe au festival des Caraïbes et dans tous les théâtres de Santiago de Cuba (Voir vidéos 1 et 2). Le groupe a également fait des tournées internationales. Il est allé en Colombie, au Brésil (voir vidéo), à Cancun, en Jamaïque, en France.
Nous organisons aussi des rencontres culturelles avec d’autres groupes, comme Los Muñequitos de Mantanzas, qui sont par exemple venus en octobre dernier à Santiago. Chaque groupe présente ce qu’il fait aux autres, ce qui permet des échanges fructueux.
Quels sont actuellement les spectacles en préparation ou en projet ?
Nous préparons un spectacle où nous parlons de problèmes actuels, comme celui de la paix entre les religions. Si toutes les religions sont égales, il n’est pas normal que les religions et les peuples soient en guerre. Cuba est le pays du monde où coexistent le plus grande nombre de religions, qu’elles soient de type cubain ou occidental. Cela peut être une source de conflits, mais aussi d’échanges et d’enrichissements mutuels. Dans l’œuvre, nous montrons des gens dansant chacun à a sa manière sur différents styles de musique en fonction de ses croyances. Cette œuvre sera étrennée en 2011.
Quelles sont tes formes de danse préférées ?
La Rumba et aussi le Son font partie des manifestations du folklore cubain qui m’intéressent le plus. Danser et chanter la Rumba, c’est un peu montrer ce qu’est Cuba. J’aime particulièrement la Columbia, qui est ma spécialité. Il existe un 4ème genre de Rumba, créé justement par le directeur de mon groupe, Juan Bautista. C’est la Jiribilla, une Columbia encore plus rapide. Le Son est également une forme de danse élégante.
Quelles sont les qualités d’un bon Rumbero ?
Il faut bien sur sentir profondément et aimer cette danse. Sur un plan plus technique, il faut être capable à la fois de la jouer, de la chanter et de la danser ; bref, être un artiste complet.
Pour moi, ce travail va au-delà de la simple danse. Le folklore, c’est la vie. L’être humain chante et danse pour le même motif qu’il vit. Les mouvements de la danse folklorique prennent leur sens et leur beauté si l’on comprend qu’ils reflètent ceux de la vie, comme défricher des mauvaises herbes, couper la canne avec une machette … Si je n’avais pas été danseur, eh bien, je crois que j’aurais été…. danseur. C’est une belle histoire que je vis avec Kokoye, auquel je suis fier d’appartenir.
Propos recueillis par Fabrice Hatem
[1] Nb. Les classifications officielles cubaines distinguent 7 niveaux de danseurs professionnels, par degrés croissants de 7 à 1.