Lundi 28 septembre 2010, Santiago de Cuba
Chère Mireille,
On entend souvent dire des Cubains qu’ils ont le sens de la fête. J’ai pu vérifier à Santiago de Cuba la réalité de cette affirmation. Malgré les graves difficultés économiques de la population, tous les prétextes semblent bons ici pour danser tout en prenant une petite bière entre amis.
Je te communique à titre d’exemple l’agenda des festivités auxquelles j’ai assisté au cours de la semaine passée. Le mardi 21, nous avons fait la fête avec les voisins sur le pas de la porte de la maison où j’habite, pour célébrer l’arrivée d’une nouvelle touriste française, Aurélie. Le vendredi 24, nous avons fait la fête en famille chez la mère de Rafael, un de mes professeurs de Salsa, pour célébrer le jour sacré d’Obatala, dieu afro-cubain créateur de la terre et porteur des valeurs de sagesse et de paix. Le dimanche 26, nous avons fait la fête entre amis à la maison ou j’habite pour célébrer l’anniversaire de mon hôtesse Maritza. Et le lundi 28, toute la rue a fait la fête ensemble pour célébrer la création, il y a 50 ans, des Comités de Défense de la Révolution, organisations de quartier ayant pour but d’entretenir la ferveur révolutionnaire des habitants.
Quel soit leur objet – j’allais dire leur prétexte – le programme de ces festivité est à chaque fois à peu près le même : on met de la musique, on boit un peu d’alcool, on danse et on s’amuse. Vers 23 heures, on grignote quelque chose pour se donner quelques forces et pouvoir continuer à danser et à s’amuser. Puis, vers 2 heures du matin, on va dormir. Si j’ajoute que, les autres jours, je suis allé faire la fête dans l’une des 15 « Casas » de Santiago, où, chaque, jouent des orchestres de Son et de Salsa, tu vois qu’il est assez difficile de s’ennuyer ici.
Mais soyons plus précis. J’ai pu distinguer jusqu’ici quatre types principaux de fêtes, qui ont chacune des particularités en dépit de leur forte ressemblance : la fête de de rue, la fête privée, la fête officielle, la fête de dancing.
La fête de rue est sans doute l’une des manifestations les plus sympathiques et les plus typiques de l’idiosyncrasie cubaine. Elle a une histoire fort ancienne, qui remonte jusqu’aux premiers Carnavals et aux orchestres de rue du XVIIIème siècle. Encore aujourd’hui, le Carnaval, avec son grand défilé, ses chariots bariolés, ses fanfares géantes et ses groupes de danseurs costumés, anime encore, une voire deux fois par ans, les rues de plusieurs villes du pays, et notamment, fin juillet, celles de Santiago de Cuba.
Mais ne croie pas qu’il ne se passe rien le reste de l’année, Comme les cubains n’ont pas d’argent pour aller dans les night-clubs, que le climat est agréable, et que les gens n’ont de toutes façons pas beaucoup d’autres choses à faire, les rues se transforment parfois la nuit en véritables dancings à ciel ouvert. Tous les prétextes sont à peu près bons pour se réunir et danser jusqu’2 heures du matin sur la musique de la Charanga Habanera ou des Van Van poussée au maximum – une manière polie ici d’en faire profiter les voisins et de les inviter à se joindre à la fête, autour de quelques bouteilles de bière ou de rhum.
C’est particulièrement vrai à Santiago de Cuba, où plusieurs facteurs favorisent encore davantage ces pratiques : l’absence à peu près totale de circulation automobile dans les rues de la vieille ville, ce qui laisse aux habitants la maîtrise des trottoirs et de la chaussée ; la faible hauteur des maisons (un étage en général) et l’étroitesse des rues, qui fait que celles-ci peuvent être instantanément converties en d’agréables patios à ciel ouvert, souvent égayés par la présence de quelques beaux arbres aux alentours ; la sociabilité chaleureuse des habitants, qui fait que le voisinage constitue une sorte de « famille élargie », à l’intimité tissée de souvenirs, d’amitiés, de vieilles rancoeurs, d’histoires d’amour et de mariage. Ces liens sociaux sont entretenus par de nombreux actes de solidarité quotidiens : menus services, travail volontaire en commun, visites données et rendues… et – nous y revenons – par la pratique de nombreuses activités festives.
Le principe de ces fêtes de rue est à peu près le suivant. L’un des habitants prend l’initiative d’installer un lecteur de CD sur le pas de sa porte et pousse la musique à fond en s’asseyant avec sa famille et quelques amis autour d’une bouteille de rhum ou de bière. Peu à peu, les voisins, attirés par le bruit-invitation, sortent de leur maison viennent rejoindre le petit groupe. D’autres – les plus proches, par exemple les voisins d’en face – se contentent de rester sur la pas de leur propre porte, d’où ils peuvent parfaitement entendre la musique et parler avec leurs hôtes de convention.
Bientôt, les gens se mettent à danser, et l’espace entre deux ou trois pas de porte contigus ou vis-à-vis – chaussées et trottoirs compris – est occupée par les couples de danseurs. De temps en temps, une voisine amène un plat de bananes grillées de sa confection, tandis qu’un voisin fait circuler une bouteille de rhum. Dans la pénombre d’une porte, le fils aîné de la famille du numéro 303 de la rue dit quelques mots doux à la fille cadette de la famille du numéro 306, tandis que leurs deux mamans respectives papotent avec une voisine en bigoudis sur les marches du numéro 307.
Par rapport à la fête de rue, la fête privée comporte quelques particularités importantes, qui tiennent essentiellement à son caractère plus formel. Tout d’abord, alors que la fête « de rue » n’a besoin d’aucun prétexte pour être organisée, la fête privée a en général pour but de célébrer un événement précis : anniversaire, fête religieuse, mariage, diplôme, naissance, etc. Ensuite, elle a lieu à l’intérieur de la maison, et n’est ouverte qu’aux personnes dûment invitées. Enfin, elle fait l’objet d’une préparation très soigneuse et coûteuse en temps.
Compte tenu des problèmes d’approvisionnement existants à Cuba, il n’est pas rare que plusieurs heures, voire une journée entière, soient nécessaires pour se procurer les indispensables ingrédients d’une fête de maison réussie : tonneau de bière, gâteau géant d’anniversaire, accessoire de rechange destiné à réparer, dans l’urgence, la chaîne hifi défaillante au dernier moment, etc… Toutes les autres activités – professionnelles notamment – sont alors suspendues pour permettre à la préparation de s’effectuer dans les meilleures conditions, car les cubains savent distinguer l’essentiel de l’accessoire et ne plaisantent pas avec les choses vraiment importantes.
Ceci dit, la fête privée ou « de maison » se déroule à peu près sur le même schéma que le fête de rue : les invités arrivent et s’installent (dans le salon, sur le patio ou la terrasse) ; on leur offre de la bière et on met de la musique ; au bout d’un moment, les gens se mettent à danser ; vers 23 heures, on mange le gâteau d’anniversaire, agrémenté de quelques pâtes au fromage et de bananes frites (si vous venez un jour à Cuba, oubliez les mots « diététique », « régime » et « maîtrise de l’apport calorique »). On rit beaucoup, on chante, on se parle gentiment, on recommence à danser, et vers 2 ou 3 heures du matin, on va se coucher, un peu gris.
Toutes ces fêtes chaleureuses et bon enfant ont laissé dans ma mémoire autant de souvenirs de bonheur partagé et d’hospitalité généreuse (voir https://www.youtube.com/watch?v=-9lde5CKvtM ).
Par rapport aux deux précédentes, la fête « officielle » a pour particularité d’être décrétée par les autorités, en général en commémoration d’un événement lié à la révolution cubaine ou aux différents aspects du credo communiste. J’ai ainsi pu assister, lors de mes différents séjours à Cuba, à la fête du travail à la Havane le 1er mai 2008, ainsi qu’aux différentes manifestations organisées à Santiago de Cuba à la fin septembre 2010 pour commémorer le 50ème anniversaire de la création des Comités de Défense de la Révolution (CDR) : le vendredi 24 en version « enfants » avec la « Guardia pionniera » effectuée par les élèves des écoles marchant dans les rues en uniformes ; et le lundi 27 en version adultes, avec bière et musique de Salsa sur le pas des portes – y compris, bien sûr, celles des maisons abritant une cellule du parti communiste ou un comité de quartier.
Chacune de ces fêtes « officielles » comporte deux aspects : d’une part, un rituel « politique » fixé par les autorités : défilé de délégations sur la place de la révolution et discours des leaders pour la fête du travail ; écoute de l’hymne national à minuit, debout et la main sur le cœur, pour la commémoration de la création des CDR. A part cela, ces fêtes ressemblent étrangement aux fêtes de rue ordinaires : les voisins se réunissent autour d’un brasero, ouvrent une bouteille de bière, mettent de la musique et commencent à danser. On ne peut que souligner ici l’art consommé avec lequel les habitants de l’île savent transformer n’importe quel événement en une occasion supplémentaire de faire la fête… Et cela fait aussi fait aussi un peu penser au conte d’Alphonse Daudet, « Les trois messes basses », où Garigou, le curé du village, poussé par la gourmandise, expédie un peu trop rapidement la messe de Noël pour pouvoir manger plus vite sa dinde truffée.
Reste la fête de « dancing ». Dans ce cas, les cubains se déplacent vers un lieu aménagé à cet effet, et payant, pour assister à un concert, boire un verre et danser. C’est également une forme de loisirs très prisées ici, mais la crise économique est telle que beaucoup de cubains ne disposent pas du budget nécessaire pour s’offrir ce plaisir. De plus, de très nombreux lieux ont ajusté leur prix aux moyens de la clientèle touristique, ce qui a pour effet d’en interdire l’accès à la quasi-totalité des autochtones – à l’exception de ceux qui accompagnent les étrangers .
L’atmosphère des lieux désormais fréquenté par une clientèle majoritairement allogène, souvent peu au fait de la culture locale et un peu passive dans son comportement, s’en ressent quelque peu. De plus, en période de basse saison touristique – comme en septembre à Santiago, les salles peuvent être presque vides. Cette situation présente à la fois un bon côté – les musiciens et les danseurs sont littéralement aux petits soins pour vous – et un côté mois positif – l’atmosphère est un peu triste et les occasions de danse, relativement rares.
En résumé, il est extrêmement facile à un touriste muni de quelques devises et vivant chez l’habitant de passer à Santiago des moments très agréable presque tous les soirs, au hasard des invitations, des sorties dans des salles de danse, ou des fêtes improvisées de rue. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons rendant le séjour dans cette ville si agréable. Mais il y aussi bien d’autres raisons pour un étranger de se sentir bien à Santiago, comme la beauté des alentours et les multiples possibilités d’excursion, dont je te donnerai quelques exemples d’ici la fin de la semaine.
Fabrice Hatem