Dimanche 5 septembre 2010, La Havane
Nb : pour des raisons techniques, les illustrations de cet article sont présentées dans un diaporama séparé que vous pouvez consulter en cliquant sur le lien suivant : Conjunto
Cela faisait des mois, peut-être des années, que je rêvais d’assister à un spectacle du Conjunto Folklorico Nacional. Celui a été fondé il y a environ 40 ans dans le but de préserver et de promouvoir l’héritage de la danse et de la musique populaires cubaines, et tout particulièrement des traditions afro-cubaines (danses religieuses des Orishas et Rumba). Il est aujourd’hui installé dans une jolie villa du Vedado, qui donne à l’intérieur sur une grande cour carrée entourée d’un jardin arboré.
C’est dans cette cour que le Conjunto Folklorico Nacional donne tous les samedi après-midi un spectacle de danses afro-cubaines. Le public s’installe d’abord sur trois des côtés de la cour – le quatrième étant occupé par la villa qui sert aussi de coulisses et devant laquelle sont installés les musiciens. Les touristes étrangers – minoritaires – sont regroupés sur le côté où se trouve le bar, qui légèrement surélevé, offre les places les plus confortables et donnant la meilleure visibilité. Cette disposition facilite aussi le petit commerce de CD et de DVD qui accompagne, pour le plus grand profit mutuel, la représentation.
Comme dans tous les spectacles de ce type auxquels j’ai assisté jusqu’ici, celle-ci se déroule, grosso modo, en trois temps. Le premier est consacré aux danses des Orishas, le deuxième aux démonstrations de Rumba (surtout Guaguanco, et parfois un peu de Yambu), tandis que le troisième permet au public de venir lui-même danser au son d’une musique de Rumba, de Son ou de Salsa.
L’atmosphère de ces spectacles est assez différente de celle à laquelle est habitué le public européen, pour deux raisons principales : d’une part, parce l’organisation en est moins rigidement déterminée à l’avance ; d’autre part, parce que le public y est davantage incité à participer, y compris lors des deux premières parties consacrées aux démonstrations des artistes. C’est pourquoi il est plus exact de parler ici de « Peña »[1] que de « spectacle » au sens où nous l’entendons en Europe, même si la qualité artistique des prestations est, comme nous le verrons ci-dessous, excellente.
En Europe, un spectacle de qualité est en général chronometre à la seconde près. Les prestations se succèdent dans un ordre parfait, donnant au public l’impression que son temps est entièrement « pris en charge » par les artistes. L’improvisation en ce domaine n’est pas de mise. Ce ne fut pas exactement le cas lors du spectacle du Conjunto auquel j’ai assisté : les différentes séquences – surtout lors de la seconde partie consacrée à la Rumba – étaient parfois entrecoupées de moments vides où rien ne se passait et donnant un certain sentiment de « flottement » dans l’organisation. A plusieurs reprises, certaines spectateurs – dont les capacités étaient évidement connues des organisateurs – furent invités, de manière visiblement impromptue, à pénétrer sur la scène – pardon, à venir dans la cour – pour faire la démonstration de leurs talents.
En Europe, il existe également, par convention, une barrière très stricte entre le monde de la scène et celui de la salle. Le public écoute et regarde dans un silence religieux, et il ne viendrait à aucun spectateur l’idée de traverser la scène pour aller dire bonjour à un ami ou prendre un verre au bar. Chacun, in fine, reste strictement dans son rôle : les artistes jouent, le public applaudit. Ces règles ne s’appliquaient visiblement pas dans toute leur rigueur lors du spectacle du Conjunto. Les artistes venaient volontiers se mêler au public à l’occasion d’un jeu de scène semi-improvisé, sollicitaient sa participation – par exemple sous forme de réponses chantées ou d’accompagnements rythmiques simples. Certains membres du public, de leur côté, pénétraient sur la piste – seulement lors du spectacle de Rumba – pour danser en même temps que les artistes. Des enfants pleuraient, certaines courraient ou jouaient dans un coin de la cour-scène. Les discussions entre spectateurs créaient un brouhaha, que, même en tenant compte des idiosyncrasies socio-culturelles locales, je trouvais par moment excessif, impoli, et gênant pour les artistes et les autres spectateurs.
Et je pensais avec une certaine tristesse que ces artistes cubains de grande valeur, dont le spectacle aurait pu susciter sur les plus grandes scènes européennes des tonnerres d’applaudissement précédés d’une attention quasi-religieuse de la part de spectateurs ayant payé très cher leur billet d’entrée, devaient ici se contenter d’une audience pas toujours très concentrée, bruyante, relativement chiche dans ses applaudissements (les étrangers mis à part), et tout cela pour une recette finalement assez modeste compte tenu du faible pouvoir d’achat du public cubain.
Je fis un autre constat doux-amer après avoir été abordé à plusieurs reprises par des vendeurs de CDs et de DVD, avant et pendant le spectacle. Il apparut très vite que ceux-ci n’étaient pas le type ordinaires de parasites que l’on trouve dans tous les lieux touristiques, mais les artistes eux-mêmes – et parfois des artistes de renom dans le milieu de la Rumba cubaine – pour lesquels la vente de quelques-uns de leurs CDs pour un prix a nos yeux modeste pouvait représenter une source majeure de revenus.
Il y avait cependant un côté très positif dans cette anecdote qui en dit long sur la situation économique désastreuse du pays. C’est que la plus grande partie du public solvable – c’est- à-dire des étrangers – était elle-même composée, non de touristes ordinaires, mais de passionnés des danses afro-cubaines, capables d’apprécier à sa juste valeur la qualité du spectacle qui leur était proposé, et aussi de témoigner le respect et la solidarité qu’ils méritaient à des artistes de talent vivant vraisemblablement une situation financière difficile.
Venons-en maintenant au spectacle. La première partie débuta, comme c’est sans doute la tradition, par la danse d’Elegba, l’Orisha qui est au début et à la fin de tout. Celui-ci était interprétée par deux artistes : un danseur qui rendait bien par son mouvement et ses attitudes le côté un peu « fou » d’Elegba, et une danseuse gracieuse et mutine dont j’avais déjà apprécié le talent la semaine précédente au Calejon de Hamel. Puis virent Yemaya la maternelle et Oshun la séductrice. Oggun fut interprété avec grand talent par un danseur qui sut bien nous faire ressentir l’immense puissance physique, quelque peu menaçante, émanant de ce Saint. Nous eûmes ensuite le plaisir d’assister à la prestation de deux élèves japonais, un homme et une femme interprétant respectivement Oggun et Oshun. La danseuse était particulièrement talentueuse, ajoutant de manière très crédible une touche de légèreté et de raffinement asiatique au personnage d’Oshun : une synthèse tres reussie entre art des geishas et danse afro-cubaine de l’amour.
Parmi les quatre ou cinq démonstrations de rumba de la seconde partie, je voudrais décerner une mention spéciale au couple constituée par une jeune danseuse noire en habits de vacances et un invraisemblable vieux bonhomme affublée d’un chapeau de paille, de lunettes aux verres argentés et d’énormes favoris poivre et sels, qui nous firent profiter d’une désopilante danse de Guaguanco.
Un peu fatigué par une semaine de danse, de sorties nocturnes jusqu’à une heure avancée, et de rédaction d’articles aux aurores, je partis me reposer avant la fin de la Peña alors que le public avait déjà envahi la piste pour danser. Mais j’étais conscient d’avoir vécu pendant ces deux heures un moment artistique et même humain de très grande valeur, et aussi tres désireux de rencontrer à nouveau, d’une façon ou d’une autre, ces artistes à la fois talentueux, généreux et modestes.
Fabrice Hatem
[1]C’est-à-dire de fêtes populaires au cours desquelles chacun est invité à faire la démonstration de ses talents artistiques.
[1]C’est-à-dire de fêtes populaires au cours desquelles chacun est invité à faire la démonstration de ses talents artistiques. [1]C’est-à-dire de fêtes populaires au cours desquelles chacun est invité à faire la démonstration de ses talents artistiques. [1]C’est-à-dire de fêtes populaires au cours desquelles chacun est invité à faire la démonstration de ses talents artistiques. [1]C’est-à-dire de fêtes populaires au cours desquelles chacun est invité à faire la démonstration de ses talents artistiques.