Dimanche 26 Septembre, Santiago de Cuba
Chère Mireille,
Je t’ai hier présenté une brève histoire de la musique cubaine, inspirée par la lecture de l’ouvrage de Maria Teresa Linares, La música y el pueblo (1). Mais cet excellent ouvrage, qui offre au lecteur une perspective historique longue, est trop ancien pour décrire les évolutions les plus récentes, et en particulier à tout ce qui touche à l’apparition et au développement de la Salsa.
Celui qui souhaiterait se renseigner sur le sujet pourra consulter avec profit le livre de Bárbara Balbuena, Casino and Salsa in Cuba, écrit en 2007, qui propose une intéressante analyse de l’histoire de la Salsa dans l’île.
Après une brève introduction historique, qui reprend en quelques pages les mêmes thèmes que ceux développés de manière plus substantielle dans l’ouvrage de María Teresa Linares, le livre décrit, dans un premier chapitre, la naissance de la Rueda de Casino. Vers 1956, un groupe de jeunes danseurs se réunit régulièrement au Club Casino Deportivo pour y inventer un nouveau style de danse. Celui-ci est inspiré d’une forme de Cha-Cha-Cha où les couples dansaient en ronde, effectuant simultanément les mêmes figures. Mais il introduit aussi plusieurs innovations. Tout d’abord, le nouveau style peut être dansé sur n’importe quel type de musique compatible avec le pas de base ; ensuite, de nouvelles figures sont inventées, dont certaines sont inspirées de danses étrangères comme le Rock’n Roll ; enfin, des changements fréquents de partenaires sont introduits, rendus possibles par des mouvements de décalage des danseurs ou des danseuses au sein de la ronde.
Pour permettre à la Rueda de fonctionner correctement, il est nécessaire que ses membres partagent le même vocabulaire de figures, qui seront donc désormais désignées par des noms précis, et que l’un des danseurs parmi les plus expérimentés joue le rôle de directeur ou « capitaine », indiquant à haute voix les noms des figures que les couples doivent interpréter. Un joli passage du livre décrit la soirée mémorable au cours de laquelle le grand Benny Moré lui-même dirigea la ronde depuis son pupitre de chef d’orchestre, marquant la consécration de cette nouvelle danse, bientôt imitée dans de nombreux autres clubs de La Havane sous le nom de Rueda de Casino. Une autre page très vivante explique comment les fêtes données à l’occasion du 15ème anniversaire des jeunes filles, au cours desquelles sont exécutées des chorégraphies de groupe longuement répétées, constituèrent un important facteur de diffusion la Rueda de Casino.
Le second chapitre décrit l’essor de cette nouvelle danse dans le Cuba post-révolutionnaire des années 1960 et 1970. La nationalisation des cabarets, transformés pour beaucoup d’entre eux en lieux de loisirs pour les « travailleurs », gérés par les syndicats, ainsi que la multiplication des établissements d’enseignement supérieur où la danse a droit de cité, ouvre alors des espaces nouveaux à la pratique de la danse populaire, mêlant jeunes étudiant et public d’âge adulte.. De nombreuses Rueda de casino y sont créées, dont certaines, comme la Rueda del Patricio ou la Rueda del Oso, acquièrent rapidement un grand prestige par la virtuosité de leur danse et leur inventivité en matière de figures. Le livre décrit avec enthousiasme certaines figures charismatiques de l’époque, comme le danseur Rosendo, qui après avoir dirigé la prestigieuse Ruedo del Patricio, contribua pendant de nombreuses années à la diffusion du nouveau style en participant à l’animation d’une émission de télévision très écoutée, « Para bailar ». Aussi cette époque, marquée par une large diffusion de la Rueda de Casino et une progression spectaculaire de son niveau technique et de sa richesse chorégraphique est-elle présentée par l’auteur comme un véritable « âge d’or » de cette danse.
Bárbara Balbuena ne cache cependant pas les difficultés rencontrées, au cours des années 1960, par la musique populaire cubaine, déstabilisée par la fermeture des cabarets et night-clubs qui constituaient à la fois la principale source de revenu des musiciens et leur forme de contact privilégiée avec le public. Le public jeune se tourne alors vers des genres étrangers, comme le Rock’ roll, qui laissent aussi leur marque sur l’esthétique de la Rueda de Casino.
Enfin, un troisième chapitre est consacré à la période postérieure à 1980. Deux faits majeurs viennent alors donner une nouvelle impulsion au développement de ce que l’on peut désormais appeler la Salsa Cubaine. Le premier est un engouement du public cubain pour la musique de Salsa venue de l’étranger, qui se concrétise notamment à l’occasion d’une tournée du chanteur Vénézuélien Oscar de Léon dans le pays en 1983. Le second est une fantastique renaissance de la musique cubaine. A vrai dire, ce mouvement était déjà perceptible dès les années 1970 : création des Van Van par Juan Fornell en 1969, de Irakere par Chucho Valdès en 1973, de Son 14 par Adalberto Alvarez en 1978. Mais il s’accélère dans la seconde moitié des années 1980 : création du groupe NG la Banda en 1988, puis de la Charanga Habanera, de Dan Den, des groupes des chanteurs Isaac Delgado et Manolín.
Tous ces orchestres adoptent des styles musicaux extrêmement propices à la danse de Salsa, tout en pratiquant eux-mêmes des jeux de scène où l’influence des figures de Casino, mêlée à celle d’autres danses cubaines, est nettement perceptible. Le public cubain se met alors à danser, lui aussi, la Salsa, ou plutôt une nouvelle danse de couple, inspirée à la fois de la Rueda de casino, des autres danses populaires cubaines, de la Salsa dansée à l’étranger, et des petites chorégraphies inventées par les orchestres cubains : un nouveau mélange que l’on va rapidement désigner sous le nom de Salsa cubaine.
Ce troisième chapitre se conclut par une rapide en intéressant survol des évolutions les plus récentes de la Salsa cubaine : apparition dans les années 1990 de la Salsa-Timba, musique encore plus vive et plus rythmée que celle des années 1980, conduisant à un moment paroxystique (aussi appelé Bomba), où les danseurs peuvent donner libre cours à leur liberté corporelle ; pratique du despelote (improvisation sur un rythme frénétique, où les danseurs se livrent souvent à des mouvements du bassin extrêmement suggestifs) et du trembleque (tremblement isolés et coordonnés des différents parties du corps ; introduction des postures de la rumba-guaguanco et des danses religieuses afro-cubaines… Mais l’auteur souligne également la vitalité toujours très grande de la rueda de casino, qui continue à être pratiquée par de nombreux groupes cubains et à recueillir les faveurs du public, s’enrichissant tous les jours de nouvelles figures et chorégraphies.
Chacun des trois principaux chapitres contient également une section dédiée à la présentation des principaux pas de Rueda de Casino introduits à l’époque considérée, et illustrée par une séduisante iconographie. Ces passages sont intéressants par la perspective historique qu’ils nous donnent sur le développement de cette danse. Nous apprenons ainsi, par exemple, que le Dilequeno, pourtant aujourd’hui considéré comme un pas fondamental de la Salsa, ne fut pas introduit aux tout débuts de la Rueda de Casino, mais seulement au cours de la période immédiatement postérieure, entre 1960 et 1980. Cependant, l’auteur ne parvient pas à présenter de manière intelligible les figures de danse évoquées dans ces sections, se perdant dans un système de notations assez abscons. Un petit DVD associé au livre, contenant des illustrations de danse filmée, aurait certainement été à cet égard très utile.
Le livre est complété par deux glossaires assez complets. Le premier, qui porte sur les principales formes de musique et de danse ayant existé à Cuba depuis les débuts de la colonisation espagnols, peut également être lu par les néophytes comme un premier et rapide survol de l’histoire de la musique cubaine. Le second donne une liste des principaux termes désignant des figures de Rueda, avec leur traduction en anglais. Il vaut surtout par sa possible fonction d’aide-mémoire.
De petite taille, bourré d’anecdote et de témoignages, le livre se lit rapidement, avec plaisir et facilité. Il nous donne une claire idée de rôle précurseur joué par la Rueda de Casino dans l’apparition de la Salsa, ainsi que des conditions dans lesquelles le public cubain s’appropria celle-ci au cours des années 1980. Sa principale limite tient au fait qu’il passe pratiquement sous silence le rôle fondamental des Etats-Unis dans le développement de la Salsa au cours des années 1960. Il ne fournit donc qu’un point de vue Cubain et partiel sur ce sujet, fort instructif mais qui devra être complété par d’autres lectures pour parvenir à une compréhension complète du sujet.
Fabrice Hatem
Bárbara Balbuena, 2007, Casino and Salsa in Cuba, Colleción Cinquillo, Editorial José Martí, IBDN 978-959-09-0353-3, e-mail : editjosemarti@ceninia.inf.cu
María Teresa Linares, 1974, La música y el pueblo, Colleción música, María Teresa Linares, Editorial Pueblo y Educacíon, (Première réimpression : 1979)
(1) voir l’article suivant : /2010/08/27/une-trop-breve-histoire-de-la-musique-cubaine/