Auteur : Fabrice Hatem
The truth about Charlie : Mon incursion à Hollywood-sur-Seine
Au début de l’année 2001, en février je crois, une rumeur agita le petit monde du tango parisien : un film américain allait bientôt être tourné dans la Capitale. Il comportait des scènes de tango, et un casting allait avoir lieu pour sélectionner les figurants. Le lieu du rendez-vous était même connu : la milonga de la porte de Charenton, alors organisée par Augusto Siancas.
Le jour dit – c’était, je crois un vendredi soir – on vit arriver là-bas des tangueros plus nombreux et mieux habillés que d’habitude, et qui se mirent à danser dans une atmosphère moins décontractée.
Ils surveillaient en particulier du coin de l’œil les allées et venues d’une femme, dont le rôle était – disait la rumeur – de repérer les bons danseurs et de leur donner rendez-vous pour un second casting plus sélectif. Les candidats à une carrière cinématographique multipliaient aussi -consciemment ou non – les efforts pour attirer son attention. Ils frémissaient d’espoir quand elle s’approchait d’eux – et de jalousie chaque fois qu’elle s’arrêtait à côté d’un couple pour lui dire quelques mots et lui tendre sa carte de visite. Beaucoup d’entre eux. J’eus bientôt le plaisir – et je fus même l’un des tous premiers dans ce cas – de voir s’approcher de moi cette personne, qui m’invita à participer au second casting.
Celui-ci eut lieu, quelques jours plus tard, dans une salle de danse située au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble de la rue Basfroi, dans le 11ème arrondissement.En y arrivant, j’y trouvai réunis une soixantaine de danseurs, professionnels et amateurs mélangés. En plus de la première sélectionneuse, deux autres personnes se trouvaient également présentes : la future chorégraphe de notre troupe, une grande femme très mince, et son assistant, un métis assez bel homme, aux gestes d’une douceur très féminine. Censés opérer le choix définitif, ils commencèrent par essayer de nous faire réaliser, à titre sans doute d’épreuve de sélection, une étrange chorégraphie, tenant davantage d’un mélange de tango de compétition et de danse jazz que de tango argentin tel que la quasi-totalité des danseurs présents l’aimaient et le pratiquaient. Après quelques murmures de désapprobation parmi les danseurs, et devant l’échec patent de leur tentative, ils abandonnèrent assez rapidement cette idée et nous laissèrent évoluer comme nous l’entendions.
C’est à ce moment que s’opéra le choix final. Les deux sélectionneurs passaient parmi les couples, les observaient, prenaient des notes, leur demandaient aussi de se placer dans un coin ou un autre de la salle, appliquant en cela des règles de topographie mystérieuses dont nous cherchions vainement à comprendre la signification (les danseurs de droite étaient-ils en passe d’être choisis ? Ceux de gauche, d’être éliminés ?). Ils défaisaient et reformer également les couples, sans doute pour juger si l’un des partenaires ferait mieux l’affaire que l’autre ou formerait un couple plus photogénique avec un autre danseur.
Chacun des danseurs exécutait avec célérité les instructions reçues, dans un climat de tension intérieure croissante qui joua aussi un rôle de révélateur des caractères profonds. Certains tangueros partirent au milieu du casting, rejetant ostensiblement le principe même d’une sélection et d’un jugement de valeur porté sur leur danse. D’autres cherchèrent à danser avec des partenaires dont ils estimaient avoir les meilleures chances d`être sélectionnés, ce qui me valut d`être éconduit sans ménagements par une danseuse qui d’habitude pratiquait volontiers avec moi. Mal lui en prit d’ailleurs, car je fus finalement sélectionné, et pas elle. D’autres, sentant, à quelques signes indubitables, qu’ils risquaient de n`être pas sélectionné, allèrent jusqu’à tenter de pitoyables tricheries, en se glissant par exemple subrepticement dans la « bonne » partie de la salle, celle où se trouvaient visiblement – c’était maintenant clair – les danseurs sélectionnés, alors que les responsables du casting leur avaient indiqué le coin opposé.
Au bout de deux à trois heures, une quinzaine de couples furent finalement sélectionnés, sous forme d’une inscription de leur nom et adresse sur une liste, objet cet après-midi-là de toutes les convoitises. Leur satisfaction affichée contrastait tant avec les mines déconfites des recalés qu’il suffisait d’un regard pour savoir si le danseur concerné avait été choisi ou non.
Quelques semaines plus tard, vers la fin du mois de mars ou le début avril, nous fûmes convoqués pour une première répétition dans une autre salle de danse, situé celle-là rue de Charenton. Le lieu, que je connaissais déjà pour y avoir participé à quelques stages de tango, est original et charmant. Une grand cour, en forme de U renversé, est bordée par des coursives en fer forgé qui s’étalent tout le long des façades, et à tous les étages. Lorsque que l’on se trouve dans la cour, on a donc un peu l’impression de se trouver à l’orchestre d’un opéra à l’italienne, dont les coursives de l’immeuble évoquant irrésistiblement les loges.
Au troisième ou au quatrième étage, sur la gauche, est installé un vaste studio de danse. On y parvient- pour les plus peureux ou les plus sportifs – en montant un escalier de bois plus que vieillot, et – pour les plus courageux ou les plus fatigués – en prenant un ascenseur tout rouillé, et si brinqueballant que l’on ne savait jamais s’il allait vous conduire à bon port, tomber en panne entre deux étages, ou chuter brutalement pour s’écraser au rez-de-chaussée.
En pénétrant dans salle, je pus pour la première fois observer la troupe dans sa forme définitive. Elle était constituée, en majorité, de danseurs professionnels et d’enseignants reconnus sur la place de Paris. Se trouvaient notamment présents, entre autres Diego OCampo, Federico Toledo, Silvina Valtz, Mazen Kiwan, Maria Fillali, Carmen et Victor, Anna Gutierrez et Ricardo Daloi. Mais il y avait également une petite minorité d’amateurs. Parmi ces derniers, certains étaient simplement de très bons danseurs ; d’autres se signalaient par un aspect particulier (taille, âge, physique)dont le chorégraphe espérait sans doute qu’il apporterait à la troupe un élément d’originalité ou d’authenticité. Parmi ceux dont je me souviens, je citerai le nom de Francine Piget et du couple constitué par Christophe et son partenaire François.
Les répétitions commencèrent. Elles s’étaleraient, nous annonça notre chorégraphe, sur une durée d’environ deux mois, à raison d’une à deux séances hebdomadaires. Il s’agissait de mettre au point une chorégraphie assez complexe et étrange, très éloignée du tango argentin tel que nous le connaissions. L’un des seuls souvenirs que j’en garde aujourd’hui est que les couples étaient censés s’échanger régulièrement lorsqu’était prononcé le mot « changez ».
Mais je me souviens surtout du sentiment d’anxiété qui m’étreignit alors. C’était ma première expérience de danse professionnelle à ce niveau. Je ne trouvais incorporé dans une troupe composée en majorité de danseurs qui avaient été mes maîtres et qui avaient infiniment plus de capacités et d’expérience que moi de ce genre de situation. J’étais censé réaliser des mouvements et des déplacements qui pouvaient leur paraître relativement simple, mais qui présentaient parfois pour moi les plus grandes difficultés. Bref, j’avais peur que ma nullité ne se révèle au grand jour et que la chorégraphe, à l’issue de la première séance, ne me prenne à part pour me dire que je ne faisais pas l’affaire et que ma participation aux répétitions s’arrêterait là. Cet état d’esprit n’étant évidemment pas propice à la réussite, je ratais donc même les mouvements qui, en temps ordinaires, m’aurait paru relativement simples. Heureusement pour moi, ma partenaire du jour, Maria Fillali, observant mon désarroi, ne prodigua quelques paroles d’encouragement qui m’apaisèrent, et je pus finalement franchir victorieusement cette première difficulté.
Au cours de répétitions suivantes, je pus cependant constater, avec tristesse et douleur, que cette bienveillance n’était pas partagée par tous les danseurs. Plusieurs d’entre eux – appartenant d’ailleurs non à la catégorie des artistes les plus reconnus, mais plutôt à celle des semi-professionnels au statut encore incertain, et donc soucieux de bien marquer leur différence avec les simples amateurs – firent même sentir à ces derniers, par mille petits comportements inamicaux, à quel point leur présence au sein d’une troupe de professionnels leur paraissait incongrue. C’était une fois un refus de danser ensemble, une autre fois l’absence de réponse à un salut amical, comme si nous n’existions pas. Le malheur voulut pour moi qu’au moment de la formation des couples censés travailler ensemble pendant toute la durée de ces répétitions, je fus accouplé d’autorité avec l’une de ces semi-professionnelles, M., qui se comporta avec moi comme une véritable peste. J’eus littéralement droit à deux mois continus de morne silence et d’hostilité larvée. A chaque seconde de notre travail en commun, elle me faisait sentit à quel point elle était déçue d’être obligée de danser avec le (déjà) vieil amateur sans talent que j’étais à ses yeux, alors qu’elle était digne – selon elle du moins – des plus grands professionnels.
Comme je n’étais déjà pas très sûr de moi au départ, ce comportement hostile et méprisant commença littéralement à me miner, gâchant en grande partie le bonheur que j’avais de participer à ce projet et inhibant mes capacités, déjà limitées, de danseur. J’eu beau tenter de lui parler, de la raisonner en lui expliquant que ce n’était pour elle qu’un mauvais moment à passer, que je n’étais pour rien dans les décisions du chorégraphe… Rien n’y fit et j’eux droit à deux mois de bouderie affichée et persévérante.
Mais il se produisit un jour un petit miracle, comme on en observe souvent dans l’univers des milonga, qui ne remonta considérablement le moral. Ma partenaire-tourmenteuse, M., étais, certes, une très bonne et très jolie danseuse. Mais F. , quoique simple « amatrice », était nettement plus gracieuse et meilleure danseuse qu’elle, attirant même davantage les regards que la plupart des professionnelles de la troupe. Or, F. aimait beaucoup danser avec moi. Et, une jour que j’étais particulièrement affecté par l’attitude de M., elle se dirigea droit vers moi au moment d’une danse libre et me dit en substance, Oh,miracle !!! : « Fabrice, tu es celui avec lequel j’aime le plus danser ; est-ce que tu veux bien danser avec moi ? ». Une telle déclaration, alors que j’étais soumis à la concurrence simultanée de non moins que Diego Ocampo, Federico Toledo, Mazen Kiwan (qu’elle avoua plus tard, il est vrai, préférer à moi) et de plusieurs autres danseurs de même calibre, provoqua en moi un sentiment de soulagement et de bonheur immédiats et violents. Au point que je l’enlaçai immédiatement et entamais avec elle l’une des tango les plus inspirés – du moins c’est le souvenir que j’en ai gardé – de ma « carrière » de danseur. Avouerais-je – cela, je sais, ne se fait pas du tout – que je ne manquais pas de lorgner du coin de l’œil l’effet sur ma tourmenteuse des (quelques) compliments qui nous furent adressés à la fin de notre Tango.
Tous ces événements sont vieux de plus de dix ans maintenant, et j’ai malheureusement perdu le souvenir de la plupart des incidents qui émaillèrent ces répétitions. Je me souviens toutefois de quelques anecdotes. Par exemple, les danseurs professionnels organisèrent, environ un mois après le début des répétitions, un mouvement revendicatif allant jusqu’à un simulacre de grève. Il s’agissait pour eux d’exiger d`être considérés, non comme « figurants », comme cela était prévu par la production, mais comme « comédiens-danseurs », catégorie convoitée par eux à la fois pour des raisons de statut social, de rémunération et de volume des droits ouverts pour les allocations- chômage des intermittents du spectacle. Les danseurs amateurs, trop heureux d’avoir été choisis et n’ayant pour la plupart pas vraiment besoin de leur cachet pour vivre, étaient pour leur part beaucoup moins engagés dans ce mouvement, qu’il suivirent cependant, essentiellement dans le but de montrer leur solidarité aux professionnels, qui étaient également, bien souvent, leurs maîtres révérés.
Les danseurs obtinrent finalement gain de cause, avec pour moi une conséquence inattendue : ayant été reclassé par l’administration française dans la catégorie « artiste danseur », je fus désormais inscrit sur les listes informatiques des intermittents du spectacle. Et j’entrepris depuis ce jour, parallèlement à ma première carrière d’économiste fonctionnaire, pourvu d’un travail permanent et stable, une seconde carrière d’intermittent du spectacle au chômage tout aussi permanent. Celle-ci était essentiellement concrétisée par l’envoi mensuel d’un relevé des Assedic où le chiffre « 0 » s’inscrivit pendant des années, au bas de la colonne récapitulant mes droits à prestations.
Les répétitions se poursuivirent ensuite : rondes de tango rythmées par le sempiternel « changez », mouvements simulés de foule de danseurs se précipitant ensemble d’un bout à l’autre de la salle, couples suivant en dansant un chanteur qui marchait lui-même autour de la piste de danse, etc. Je me souviens aussi d’une stricte consigne, constamment répétée par la chorégraphe : « On ne touche pas aux acteurs ». L’éventualité de cet incident lui paraissait si grave et semblait tant la préoccuper que nous en conçûmes nous-mêmes une vague anxiété.
Entre deux séances, nous allions ensemble prendre quelques verres et nous restaurer dans un petit café situé en face de l’immeuble. Enfin, « ensemble », c’est un bien grand mot, car le groupe de « semi-professionnels « continuait résolument d’afficher sa distance avec celui des « amateurs », réduits à se réunir à la même table-ghetto. Nous y étions cependant parfois consolés par la présence d’un ou deux « professionnels » (surtout les plus âgés d’entre eux), qui, ayant déjà fait la preuve de leur talent, n’avaient pas besoin de mettre en place à tout prix une hiérarchie du mépris pour conforter leur position au sein du groupe.
Je me souviens également, très vaguement, d’une visite à un grand studio de cinéma et de télévision situé dans la proche banlieue nord, à Clichy, je crois. Le but essentiel en était, si mes souvenirs sont exacts, de choisir les vêtements que nous porterions le jour du tournage. Ceux-ci devaient évoquer une ambiance du type « Titi parisien des années 1950 ». Mon choix se porta sur une chemise noire à points blancs. Mais ce fut surtout pour moi l’occasion de mettre les pieds dans les coulisses des grands studios d’enregistrement audiovisuels – une expérience dont je j’ai d’ailleurs pas gardé grand souvenir, à part l’impression générale de gigantisme qui se dégageait de certaines salles, visiblement conçues pour accueillir un public nombreux.
Lorsque nos mouvements collectifs commencèrent à être un peu rôdés, les deux comédiens qui devaient participer à notre ballet, ainsi que les deux danseurs-vedettes – des tangueros purs jus, eux aussi – commencèrent à participer aux répétitions. Ce n’était évidemment pas sans un petit soupçon de jalousie, j’ose l’avouer, que nous voyions ces deux danseurs, choisis parmi nous à l’issue d’un ultime casting – interpréter dans le film un véritable rôle. alors que nous n’étions nous-mêmes que de simples figurants. Un peu plus tard, Anna Karina vint pour répéter avec nous la scène où elle devait apparaître en meneuse de ballet. Ce ne fut évidemment pas sans émotion, en tant que cinéphile, que je vis apparaître parmi nous ce monument de la « Nouvelle vague ».
Nous vîmes aussi un jour arriver l’orchestre qui devait nous accompagner C’était un quatuor, je crois, où jouait notamment Kristina Küusisto, une charmante bandonéoniste finlandaise, assistante de Juan José Mosalini au conservatoire de Gennevilliers, et que j’avais interviewée quelques mois plus tôt pour le magazine La Salida, dont j’étais alors rédacteur en chef. Ce fut pour moi une très heureuse surprise de retrouver cette jeune femme dans ces circonstances nouvelles. Et j’ajouterai que les excellentes interprétations de ce quatuor, pendant les répétitions puis au cours du tournage, prennent place parmi les meilleurs souvenirs de ce chapitre de ma vie.
Mais les semaines passaient, et la date du tournage approchait. On nous annonça, un jour – ce devait être à la fin mai ou au début juin -que l’équipe américaine allait arriver à Paris et que le réalisateur allait venir nous rendre visite au cours d’une répétition. Il s’agissait de Jonathan Demme. Le nom de ce metteur en scène était très prestigieux à l’époque, peut-être davantage qu’aujourd’hui. L’un de ses principaux titres de gloire était d’avoir dirigée le film « Philadelphia » où Tom Hanks interprétait le rôle d’un journaliste homosexuel atteint du sida. Le succès qu’avait rencontré ce film nous faisait nourrir les plus grands espoirs sur celui auquel nous devions participer.
Il s’agissait d’un « remake » de Charade, un chef d’œuvre réalisé par Stanley Donnen au début des années soixante, où l’on voit Carry Grant et Audrey Hepburn affronter victorieusement les menées d’une organisation criminelle, dans le cadre du Paris romantique des années 1950. La distribution comprenait Mark Wahlberg – alors un jeune premier sur la pente ascendante – et Thandie Newton, connue pour sa participation à une série policière très largement diffusée à l’époque, Mission Impossible II. Figuraient également au générique toute une série de vieilles gloires du show-business et du cinéma français, et aux premiers rangs desquels on trouvait Anna Karina et Charles Aznavour.
Un après-midi, Jonathan Demme, que nous attendions avec une impatience, curiosité, et un peu d’anxiété – allait-il aimer notre travail ? – arriva. C’était un homme mince et agile. Il était de taille plutôt inférieure à la moyenne sans être vraiment petit. Il portait un béret blanc en laine vissé sur le côté de la tête. Il était souriant et avait l’air intelligent et sympathique. Il arriva au studio en montant rapidement à pieds les escaliers de l’immeuble, car l’ascenseur était ce jour-là hors d’état de marche. Il nous regarda répéter – ou plutôt filer nos scènes de danse – pendant une petite heure, échangea quelques mots avec la chorégraphe, nous adressa quelques mots en anglais et dans un mauvais mais sympathique français totalement déformé l’accent américain, et repartit au même pas gymnastique qu’à son arrivée. Après son départ, la chorégraphe nous annonça, à notre grand soulagement et satisfaction, qu’il était satisfait du résultat de notre travail.
Le tournage devait avoir lieu quelques jours plus tard, au Balajo. A mesure que l’échéance approchait, notre chorégraphe semblait de plus en plus nerveuse, répétant de plus en plus fréquemment, comme un mantra, son « On ne touche pas aux danseurs », qui semblait être devenu l’une de ses préoccupations essentielles. On verra plus loin ce qu’il advint de cette consigne.
La scène ou nous intervenions se déroulait dans un dancing. Au milieu de la foule des danseurs (de tango donc), dont les pas sont rythmées par une chanson interprétée par Anna Karina, le héros et l’un de ses amis croient parvenir à identifier le meurtrier en série qu’ils pourchassent depuis quelques temps. Ils se lancent à sa poursuite, mais, gênés par la foule, le laissent échapper, tandis qu’un accident de voiture, à l’extérieur du dancing, coûte la vie au fugitif, qui se révèle en fait être-lui-même un(e) autre poursuivant(e) (je raconte tout cela en gros, de mémoire ; pour les détails – passablement compliqués d’ailleurs – allez voir le film).
Nous arrivâmes au Balajo un Samedi (ou bien était-ce un vendredi ? je ne me souviens plus très bien) aux aurores. Nous devions nous rendre dans un immeuble, situé rue de Lappe, à quelques pas du Balajo, où avaient été installées de grandes coulisses capables d’accueillir des dizaines et des dizaines de figurants. Je me suis toujours demandé par quel tour de force professionnel l’équipe de production avait réussi à trouver un endroit aussi bien adapté et aussi proche du lieu du tournage, puis avait réussi à le transformer en grandes coulisses de cinéma, alors que ce n’était évidemment pas sa fonction première.
Nous nous trouvâmes alors nez à nez avec une foule très nombreuse de figurants. Certains d’entre eux étaient d’ailleurs des danseurs de tango recalés au moment du casting, mais auxquels il avait été proposé, comme lot de consolation, de participer au tournage du film en tant que simples figurants.
Ce fut alors à mon tour d’appliquer la « stratégie du mépris » dont j’avais moi-même été victime au cours des répétitions. Je me sentais, en effet très confusément menacé dans mon fragile et tout neuf statut de « comédien-danseur » par la présence imprévue de ces camarades que je croyais avoir été, en quelque sorte, éliminés du projet. Je ne manquais donc pas, chaque fois que cela était possible sans paraître totalement odieux, de rappeler de manière indirecte la différence de statut qui nous séparait à mon avantage.
Cette manière d’agir en apparence puérile constitue en fait la conséquence directe du violent conditionnement social et psychologique auquel est soumis tout membre d’une équipe de cinéma – surtout dans la troupe des comédiens – , et qui se résume à une règle simple : vos collègues sont d’autant plus admirés et courtisés que leur fonction les rapproche du metteur en scène ou des acteurs-vedette ; ils sont d’autant plus ouvertement méprisés qu’ils sont éloignés de ces premiers cercles prestigieux.
Dans le cas de cette séquence par exemple, il y avait cinq ou plutôt six niveaux hiérarchiques de comédiens : les acteurs-vedettes ; les seconds rôles : les danseurs-vedettes ; les danseurs de base de la troupe, où comme je vous l’ai dit plus haut, certains professionnels veillaient à marquer leur différence par rapport aux simples amateurs ; et, tout en bas, les figurants. Appartenant à la cinquième et avant-dernière catégorie – et donc ignoré ou méprisé par les membres des quatre catégories supérieures à la mienne – il était très important pour moi – et pour mes autres collègues de la cinquième catégorie – de pouvoir nous sentir un peu supérieurs à ceux de la sixième – absurde mais bien réelle hiérarchie du mépris ne reposant que sur les fugitives convention d’un tournage.
Après un premier temps d’attente, nous fûmes installés le long de grandes tables, en face de miroirs où opéraient en file de nombreuses maquilleuses, chargées d’apprêter, dans un laps de temps assez bref, des dizaines d’artistes et de figurants pour le tournage. C’était une sorte d’usine où nous étions nous-mêmes les « produits » d’un travail à la chaîne. Mais en même temps, il était extrêmement agréable de se faire maquiller, coiffer, pomponner comme si j’avais tenu un rôle important dans le film. Le comédien de cinéma est ainsi une sorte de cyclothymique chronique, passant sans arrêt de l’autosatisfaction à un sentiment de nullité personnelle, de la reconnaissance à la rancune, et- pour ceux vraiment engagés dans la carrière – de l’espoir constant d’un rôle plus substantiel à la déception fréquente de ne pas l’avoir obtenu.
Apres avoir été dument maquillé et avoir retrouvé mes habits marqués à mon nom – ceux-là mêmes que j’avais choisis quelques jours plus tôt à Clichy – je fus conduit dans une grande salle d’attente où se trouvaient réunis les figurants. J’y restais un temps suffisamment long pour comprendre, en écoutant les conversations, que la figuration constitue, à défaut d’une carrière, un véritable métier. Beaucoup d’entre les personnes présentes dans la salle enchaînaient en effet les petits rôles pour pouvoir vivre ou pour financer leurs études (souvent de théâtre ou de cinéma, bien sûr). Et leur conversations portaient, justement sur le calendrier des prochains tournages, des prochains castings, et sur les caractéristiques requises pour pouvoir être sélectionné.
Au bout d’un temps d’attente assez long – sans doute au milieu de la matinée -, nous fûmes invités à nous rendre sur le lieu du tournage, à cinquante mètre de là, dans la même rue de Lappe. Le Balajo est l’une des salles de danse les plus anciennes et les plus typiques de Paris. Dans la grande entrée, trône, sur le côté gauche, un long comptoir de bar surplombé par un magnifique miroir. Sur mur d’en face, sont éparpillés de très nombreux souvenirs de la grande époque mythique du musette : fresques murales, dessins et tableaux photos d’époque, niches incrustées dans le mur contenant de jolies maquettes de danseurs, vieux 78 tours accrochés au mur…
En avançant encore de quelques mètres, on pénètre dans la salle de danse, un grand espace presque carré à la hauteur de plafond vertigineuse. Au centre, se trouve la piste, entouré sur ses quatre côtés de tables et de banc fixés au sol – précaution sans doute prise, à la grande époque, pour qu’elles ne soient utilisées comme projectiles ou armes de poings à l’occasion de bagarres entre mauvais garçons. Au fond, une mezzanine au sommet de laquelle opère habituellement le DJ est flanquée sur sa droite d’une petite scène ronde et surélevée, destinée à l’orchestre. Au plafond pend un gigantesque lustre en forme d’arbre retourné, dont de longues tiges de métal plates, tordues et colorées, figureraient les branches. C’est dans cette salle que s’était installée l’impressionnante équipe technique qui devait nous filmer.
Avant d’expliquer comment se passa le tournage proprement dit, je voudrais donner ici une précision importante concernant l’emploi du temps des acteurs sur le plateau d’un film à gros budget comme celui où nous nous trouvions. Ceux-ci passent pratiquement la totalité de leur temps à … attendre en ne faisant rien. Attendre que l’ingénieur du son ait réglé la prise de son. Attendre que le spécialiste de la lumière ait réglé les problèmes de lumière – et ceux-ci, dans un lieu clos, nocturne, violement éclairé par des spots, et entouré de miroirs, sont particulièrement nombreux. Attendre que les autres acteurs aient fini de tourner la scène où vous ne figurez, pas, et à la suite de laquelle les spécialistes du son et de la lumière décident de réviser tous leurs paramètres. Et finalement, quand tout est enfin prêt, la prise de vue proprement dite se déroule en un temps extrêmement court, à la suite duquel les comédiens et figurants se remettent à attendre, parfois pendant des heures d’affilées, le tournage de la prochaine séquence à laquelle ils participent.
Et c’est ainsi que nous passâmes la journée à attendre. Matinée, après-midi, soirée et nuit comprises. Bien sûr, entre deux périodes de plusieurs heures d’attente, nous tournions pendant quelques minutes. Mais aussitôt après, nous étions priés de quitter le plateau pour laisser l’ingénieur du son et le spécialiste de la lumière – des gens apparemment des plus importants sur un plateau, pratiquement à égalité avec le metteur en scène et les premiers rôles- travailler en paix.
Nous étions donc réduits à papoter, à prendre quelques verres, et pour les plus courageux, à lire un petit peu entre les courtes séances de prise de vues. Et, comme nous pouvions être appelés à n’importe quel moment, pas question, bien sûr, de s’éloigner de plus de quelques dizaines de mètres du lieu du tournage. Croyez-moi si vous le voulez, mais cette oisiveté sans détente est l’une des choses les plus fatigantes, nerveusement et même physiquement, que j’aie jamais vécu.
Concernant les prises de vues proprement dites, mes souvenirs sont, une fois de plus, relativement confus. Dans une scène, nous étions censés suivre en dansant Anna Karina, qui avançait tout autour de la piste en chantant une chanson où le mot « changez » revenait régulièrement – et, à cet instant, nous devions changer de partenaire. Quelques incidents à mes yeux mineurs – un bout de texte oublié, un faux mouvement obligeant à interrompre la prise de vue – provoquèrent chez notre chorégraphe un apparent mouvement de panique dont je ne comprenais pas bien la raison, et dont la principale manifestation consistait, justement, à dire « On ne panique pas !! On ne panique pas !! » d’un air complètement paniqué. Dans une autre scène, nous mimions un mouvement de foule : les couples traversaient directement toute la longueur de la piste. Enfin, nous devions servir de figurants pour des scènes tournées par les acteurs eux-mêmes et par les deux danseurs principaux de la troupe.
Au risque de paraître désobligeant, je dois dire que je ne fus absolument pas impressionné par les acteurs vedettes. Mark Wahlberg était un bébé joufflu de ma taille, c’est-à-dire petit. Thandie Newton était une petite femme de type asiatique, certes très fine et fort jolie, mais qui ne possédait, vue de près, aucun charisme particulier. Le second rôle masculin était joué par un acteur d’origine coréenne au physique sans relief particulier, Joong-Hong Park. Quant aux petits rôles … Je retrouvais avec plaisir Michel Crémadès, un ancien copain de lycée, passé presque sans transition des difficultés partagées par tous les adolescents aux physique ingrat aux premiers succès d’une carrière cinématographique prometteuse.
Mes prestations pendant les prises de vues furent, à mon avis, plus que médiocres. J’étais inhibé par l’hostilité chronique de ma partenaire principale à mon égard. Je n’arrivais jamais à me placer aux premiers rangs du groupe, là où l’on est bien visible pour la caméra, et je traînais lamentablement en queue de troupe, la plupart du temps hors champ. Cela me décevait et me déprimait, et je n’en dansais qu’encore un peu plus mal et de manière plus crispée au cours de la prise de vue suivante.
C’est alors qu’en fin d’après-midi ou en début de soirée, se produisit l’incident le plus comique de toute cette aventure. Je vous rappelle que notre chorégraphe nous avais fixé comme règle d’or suprême : « On ne touche pas aux danseurs ! ». Terrifiés par ces mises en gardes répétées, nous prenions donc le plus grand soin d’éviter de toucher les vedettes. Cependant, à l’occasion d’une course-poursuite entre le héros et le Méchant, au milieu des couples de danseurs, il était prévu par le scénario que ce dernier parvienne à s’échapper – pour d’ailleurs se faire écraser par une voiture à la sortie du bal. Mais quelle astuce trouver pour empêcher le héros de capturer le Méchant ? Le metteur en scène eut alors une idée vraiment géniale : il fallait qu’un couple de danseur percute violemment le poursuivant pour le faire tomber.
Chargés de cette tâche importante, Christophe et son partenaire – c’était un couple d’homme – s’en acquittèrent avec d’autant plus de cœur qu’ils vengeaient ainsi, avec l’approbation et même les encouragements du metteur en scène, plusieurs mois de frustrations rentrées (car le « Ne touchez pas aux danseurs » signifiait aussi clairement, au-delà de son contenu scénaristique apparent :« vous êtes d’une catégorie intrinsèquement inférieure à la leur, indignes même de les approcher »). Ils mirent plusieurs fois Joong-Hong Park par terre avec enthousiasme, et durent même recommencer la scène plusieurs fois, Jonathan Demme jugeant que le choc ne paraissait pas assez violent et priant les danseurs d’y mettre davantage d’énergie. Non seulement ils avaient finalement touché les acteurs, mais, en plus, avec la bénédiction générale, ils leur avaient même donné une bonne râclée !!! Dois-je préciser, pour parfaire l’ironie de l’anecdote, que cette scène fut même pratiquement la seule qui survécut de notre séquence de danse, dans le montage final du film ? Mais n’anticipons pas.
Nous étions maintenant en début de soirée. Les réglages de son et de lumière n’en finissaient pas et le tournage prenait apparemment du retard. Nous errions, désœuvrées, dans une pluie glaciale, des vestiaires au café et du café aux vestiaires en attendant qu’on nous appelle pour une prise de vue de 15 ou 20 secondes encore précédée de trois quarts d’heures de mise en place. Je commençais à me sentir fatigué et à avoir mal à la gorge.
Pour une production de la dimension de celle à laquelle nous participions, un dépassement des délais peut prendre rapidement des allures de catastrophe. On a besoin sur le plateau de dizaines de figurants qui, peut-être, ne pourront pas revenir le lendemain. Les salles et ont été loués pour la journée et ne seront peut-être pas disponibles non plus les jours suivants. Il y a aussi le coût de l’énorme matériel de location. Ajouter une seconde journée de tournage signifie, de plus, recommencer entièrement la préparation de acteurs, et notamment la longue séance de maquillage préliminaire. Il fallait donc absolument tout terminer le jour même, quitte à poursuivre le tournage toute la nuit. Mais comment faire passer la pilule aux acteurs et figurants, fatigués, parfois peu impliqués et désireux de rentrer chez eux pour mener une vie normale et dormir ?
La solution ? Coûteuse mais efficace, elle consistait à annoncer une augmentation générale des cachets, moyennant quelques heures de travail et de présence supplémentaire de toute l’équipe. C’est ce qui fut fait, une première fois vers 10 heures du soir, une seconde fois vers 1 heures du matin – car le planning avait vraiment été explosé. Ces deux annonces d’augmentation à chaque fois substantielles provoquèrent chez les acteurs et figurants un déferlement d’enthousiasme qui garantit la production, appauvrie mais soulagée, contre le risque d’une bronca.
La séance de tournage se poursuivit alors, rythmée par l’annonce du versement de quelques primes supplémentaires. Elle se termina, vers 3 ou 4 heures du matin, par une séquence censée en constituer l’apothéose, où la foule des spectateurs présente dans la salle applaudit avec enthousiasme les danseurs à la fin de leur show. Mais nous étions tous littéralement épuisés, morts de fatigue et de sommeil. A la fin de notre dernière chorégraphie – sans doute d’ailleurs moins bien réalisée que d’habitude, compte tenu de notre état – nous n’entendîmes que des applaudissements hésitants et maigrelets, qui ne montèrent en volume qu’au bout de quelques secondes : les figurants, morts de fatigue eux aussi, étaient complètement déconcentrés et beaucoup en avaient « oublié » leur texte (en l’occurrence : des applaudissements). Il fallut donc répéter la prise de vue pour obtenir le volume sonore requis. Cela fut fait d’ailleurs sans trop de mal la seconde fois, puisque tous comprenaient que ces applaudissements constituaient en quelque sorte le viatique vers un repos si désiré.
Nous pûmes alors partir, après avoir rendu, bien sur nos vêtements de scène. En arrivant chez moi vers 4 ou 5 heures du matin, je constatais que mon mal de gorge avait fortement empiré. De fait, je dus dès le lendemain m’aliter plusieurs jours, victime d’une forte angine. J’appris plus tard qu’une bonne partie de la troupe de danseurs avait partagé ce sort, conséquence directe d’une longue journée exténuante où les longues attentes sous une pluie glaciale alternaient avec des séances de tournage sur un plateau surchauffé.
Mais nous étions tous aussi très heureux maintenant. Heureux d’avoir mené à bien ce projet. Heureux – surtout les amateurs – d’avoir pu participer à une production de ce niveau. Heureux – surtout les professionnels – d’avoir gagné une somme fort rondelette et d’avoir accumulé une masse significative de droits aux allocations- chômage.
Nous étions également très impatients de voir le résultat de notre travail. Bien entendu, nous étions convaincus que notre prestation allait constituer la partie la plus brillante du film, que celui-ci allait recueillir un concert d’éloges et crever le box-office, que les gens nos reconnaîtraient dans la rue, que nos amis nous téléphoneraient par dizaines pour nous féliciter, que tout cela allait nous ouvrir d’autres opportunités cinématographiques… Commença alors une longue période d’attente, car le film ne devait sortir sur les écrans que près d’un an et demi plus tard, en octobre 2002.
La déception fut cruelle. La critique étrilla le film. Le public le bouda. Mais surtout, il ne restait pratiquement rien, dans le montage final, de nos séquences de tango. Disparus, les deux danseurs-vedettes, dont le petit rôle avait été entièrement supprimé au moment du montage. Réduit à peu de choses, le rôle de « meneuse de revue » de Anna Karina. Eliminées, nos chorégraphies de groupe où nous nous déplacions tous ensemble d’un bout à l’autre de la piste du Balajo. La seule chose qui survécut vraiment du tournage fut… l’image de deux danseurs percutant l’un des comédiens : exactement ce que l’on nous avait ordonné de ne surtout pas faire au cours des mois de tournage. Pour ma part, on ne me voit que quelques secondes : une fois en arrière-plan, arborant un sourire figé, aux bras d’un jeune partenaire ; une seconde fois, beaucoup plus visible, aux bras de mon amie Francine Piget.
Nous nous consolâmes en visionnant les « bonus » du DVD du film, publiés quelques mois plus tard, et où nous séquences de danse sont reproduites beaucoup plus largement. On y voit quelques très belles images, notamment de Diego Ocampo et de Ricardo Daloi – qui étaient, selon moi, les deux danseurs les plus photogéniques de la troupe – ainsi que de l’orchestre. On m‘y voit également beaucoup plus longuement que dans le film, même si je me trouve, la plupart du temps, en arrière-plan de l’image.
Voilà ce que fut mon incursion la plus approfondie dans le cinéma de Tango. Je regrette beaucoup, à cet égard, de n’avoir pas pu participer, quelques années plus tard, au casting et donc au tournage du film de Edgar Cozarinski, Dans le rouge du couchant, où les danseurs de tango sont filmés beaucoup plus longtemps et mis en valeur avec une sensibilité beaucoup plus proche de la leur que dans « The Truth about Charlie ». Mais merci tout de même à cette importante production de m’avoir fait confiance et permis de participer à cette expérience fort instructive.
Fabrice Hatem
Pour en savoir plus sur The truth About Charlie : https://www.imdb.com/title/tt0270707/