Auteur : Fabrice Hatem
Milonga des sciences et des sens : une milonga avec vue sur le lac
Il existe à Genève un lieu magique, qui incarne tous les plaisirs de l’été tanguero. Il est situé dans l’un des plus beaux jardins de la ville, le Parc Mon repos, au bord du lac Léman. C’est là, sur une petite butte, entre une grande prairie environnée de bosquets et une ancienne maison de maître transformée en musée des sciences, que se tient, les lundis d’été, la « milonga des sciences et des sens » (MSS).
Il y a quelques années, cette milonga était installée quelques centaines de mètres plus bas, sur une corniche discrète surplombant les eaux du lac (voir photo ci-contre). L’initiative avait été prise par Sarah, 
également co-organisatrice du festival Musaca.. » L’endroit était magique et nous avons eu envie de reprendre le flambeau au moment où Sarah a décidé de lever le pied ». expliquent Yves-Pierre et Vero, eux-mêmes forts élégants danseurs, qui organisent cette soirée depuis 2 ans (voir photo ci-dessous).
L’ancien site avait cependant quelques gros défauts : un sol légèrement en pente, une piste relativement petite… De plus, il manquait aussi quelques autorisations officielles. Yves-Pierre se souvient : » La police – un homme et deux femmes – est venue un soir: Ils nous ont demandé ce que nous faisons et si nous avions l’intention de revenir. Nous répondîmes que nous dansons le tango et que, oui, nous reviendrions lundi prochain. Pour eux c’était hors de question : cela ne les dérangeait pas qu’on danse mais il est interdit d’utiliser un appareil de reproduction du son, car cela pourrait déranger les voisins. J’ai fait remarquer que les voisins les plus proches étaient à 800 mètres, mais cet argument n’a pas fait mouche. Ensuite j’ai tenté d’inviter ma charmante interlocutrice pour quelques pas de tango, sans succès également. Après quelques négociations, les pandores nous ont autorisés à rester jusqu’à 22 heures (mais seulement pour cette fois, hein!) et ont renoncé à me mettre une amende pour être descendu dans le parc avec la voiture. 
J’ai pris soin de les remercier et de faire remarquer que nous n’utilisions pas l’herbe, ni l’électricité, et que nous laissions l’endroit plus propre que lorsque nous étions arrivés. Ensuite je suis allé voir La guinguette de la Barje, situé un peu plus haut, à côté du musée des sciences. Les gérants m’ont dit qu’ils souhaitaient justement venir me voir pour nous proposer d’aller poser le plancher en haut en face de leur buvette … »
Il fut donc décidé de faire migrer la milonga un peu plus haut, juste à côté du musée des sciences de Genève. Un endroit absolument idéal pour danser, sur ses quatre côtés : à droite, le bel escalier de pierre du musée conduit à un balcon offrant une vue imprenable sur les évolutions des danseurs ; à gauche, de nombreuses chaises longues invitent à la détente et à la causerie sur une grande pelouse ; vers la ville, une buvette propose collations et rafraîchissements, ainsi que quelques tables où l’on peut s’asseoir pour se restaurer et discuter avec les amis ; enfin, vers le lac, une grande terrasse offre une vue magnifique sur le Léman, la ville et, dans le lointain, sur les Alpes. Bref, on se trouve ici au paradis des tangueros, à condition bien sur qu’il fasse beau, ce qui heureusement arrive très fréquemment l’été à Genève.
Il a cependant fallu affronter pour mener à bien ce projet de nombreuses difficultés, d’ordre à la fois administratif – encore aujourd’hui, la milonga n’est autorisée que jusqu’ 23 heures – et technique. Il était en effet impossible de danser sur le goudron qui recouvre le sol à cet endroit. Yves-Pierre et Véronique ont vaincu cette difficulté en inventant un système de plancher démontable, faite d’un assemblage de panneaux de contreplaqué[1]. » Nous avons recherché des solutions pendant plusieurs semaines avant de penser à ces panneaux d’OBS, expliquent-ils. Mais il fallut pour cela procéder à des essais de danse dans le magasin vendant les planches pour vérifier l’adéquation du sol avec différentes chaussures de tango. Si vous aviez vu la tête des personnes qui passaient par là !! Quant au vendeur de planches, il avait l’air plus qu’inquiet pour sa marchandise, et nous a précisé à plusieurs reprise que toute planche essayée était considérée comme vendue ».
Il faut avoir assisté au travail de montage du plancher et de la sono pour prendre la mesure des efforts déployés par Yves, Véro et l’équipe de la guinguette La barge, aidés par quelques amis fidèles comme Martina, pour prendre la mesure des immenses efforts qu’il consentent pendant plusieurs heures, chaque lundi en fin d’après-midi : transporter les planches et la sono, ajuster les panneaux et les câbles, déplacer bancs et tables, etc. J’avoue avoir ressenti, en les regardant faire, un vague sentiment de honte en comparant leur philantropique démarche à l’attitude parfois narcissique et égotiste de nombreux danseurs – dont l’auteur de ces lignes – qui se contentent d’arriver, une fois le cadre mis en place, pour n’en récolter que le plaisir. D’autant que l’aventure n’est pas sans risques ni aléas, comme l’explique Yves-Pierre : » un jour, j’ai dû freiner brutalement avec la voiture chargée de planches : Celles-ci ont glissé et sont venues me coincer la tête contre le pare-brise… j’ai eu chaud ! Un autre jour, j’avais oublié mon disque dur avec la musique de la Milonga. Je me suis dépanné en urgence avec mon téléphone mobile : personne n’a rien remarqué ! »
Une fois la milonga bien installé, les danseurs arrivent, et la soirée commence, dans la chaude lumière de l’été. Bien sur, on danse de manière particulièrement agréable, avec toutes sortes d’endroits pour se reposer, se restaurer, discuter avec les amis, jouir de la beauté du paysage…
Mais on se sent si bien dans ce lieu qu’on est spontanément saisi par l’envie d’apporter soi-même quelque chose, de participer à la construction de cette magie. L’un prend des photos des danseurs pendant toute une soirée pour les diffuser sur Facebook ; un autre tourne des vidéos qu’il met en ligne le soir même ; des artistes viennent faire des démonstrations de danse, comme récemment Lucas de Giorgi et Claire Rufenacht. Des orchestres et des musiciens viennent fréquemment animer les soirées, comme TangoCorazon (voir photo ci-contre), le guitariste Sergio Zabala ou le duo Ray-Medina (voir photo ci-dessous). L’initiative intéresse aussi les medias, à l’exemple de la TSR qui est venue faire un reportage au début juillet.
Tout cela découle de l’état d’esprit altruiste et ouvert des organisateurs, toujours heureux de tester une nouvelle idée et d’accueillir de nouveaux venus. C’est l' »Open milonga », la milonga ouverte, à la fois sur le ciel et sur les gens. « Cette Milonga est une rencontre festive autour du Tango argentin, un lieu d’expérimentation de nouvelles musiques, ouverte au grand public » expliquent Yves-Pierre et Véro. Et cela crée une ambiance bon enfant, accueillante, chaleureuse, pleine de bonne humeur…
Comment s’étonner alors que la milonga soit devenue une intarissable source de bons souvenirs pour les danseurs la région genevoise qui l’évoquent avec bonheur ? Ecoutons Anne : » A la Perle du lac, on trouve de plaisir de la danse, mais pas seulement… il y aussi la joie de retrouver la communauté tango de Genève où il y a tellement des gens sympathiques, chaleureux, amicaux, passionnés,… La Perle du lac est un lieu d’émotion et de partage que j’aime. ». Regardons Isabelle et Marco, qui nous offrent simplement le plaisir de quelques belles images. Sans compter le nombre impressionnants de couples amoureux qui se sont formés là, dans la chaleur d’une nuit d’été…
Même le démontage du plancher devient une fête collective. Tout le monde donne alors un coup de main. Une chaîne humaine se forme depuis la piste jusqu’au lieu où sont entreposées les planches, derrière la guinguette la barge. Une occasion de plus de se parler, d’échanger nouvelles et plaisanteries …
Les organisateurs sont également avides d’expérimentation et d’idées nouvelles : « Tout en respectant immensément la richesse culturelle, la tradition et les usages du Tango portègne, nous sommes convaincus qu’il s’agit d’une danse vivante, et qu’elle vit et évolue. C’est pourquoi nous souhaitons aussi rendre possible et encourageons les expérimentations, comme le fait de danser le tango entre hommes, entre femmes, les dialogues avec des musiques non-tango, et d’autres possibilités que nous n’avons encore même pas imaginé. Toutes les idées, tous les apports, les influences peuvent être fertiles et mener vers des découvertes, des enrichissements, des surprises. «
Cet esprit d’innovation se manifeste également par l’utilisation intelligente de différents moyens de communication virtuelle – réseau Facebook, site internet « open milonga »[2]. Ceux-ci permettent de renseigner les danseurs sur l’organisation de la prochaine soirée, sur la programmation musicales des milongas précédentes, de diffuser de petites informations, vidéos et albums photos, bref de maintenir tout au long de la semaine un lien amical entre les participants.
Yves-Pierre et Vero sont aussi constamment à l’affut d’améliorations technique et logistiques. Il y a quelques semaines, par, exemple, ils nous annoncèrent triomphalement sur Facebook avoir pu emprunter à un vigneron de la région le transpalette nécessaire pour éloigner de la piste quelques volumineux bacs à palmiers qui gênaient les évolutions des danseurs. « On aura un peu plus de place pour le plancher ! » nous promirent-ils alors. Promesse tenue.
Ils ont aussi dans leur hotte plusieurs autres projets inspirés du même esprit : une milonga sur le Salève – la petite montagne qui domine Genève – , un parcours-danse urbain sur plancher d’un lieu de la ville à l’autre, avec deux ou quatre assistants qui se relaient pour démonter les planches après les danseurs et les remonter avant eux, et des couples qui se relaient pour danser le long du parcours, accompagnés par une sono mobile (sur batterie de voiture) , une milonga dans les pâturage à Leysin, un charmant village de la région …
Merci donc à Yves-Pierre et Vero pour leur intelligente et active générosité, et longue vie à cette heureuse initiative, qui nous donne un peu, même beaucoup de bonheur tous les lundis d’été.
Fabrice Hatem
[1] Voir explications techniques détaillée sur le site www.openmilonga.ch