Julie Pera : une passionnée discrète
Les caractères discrets et intériorisés sont souvent ceux qui gagnent le plus à être connus. Le cas de Julie illustre parfaitement ce propos.
J’ai rencontré Julie au Club Alpin Suisse, il y a un peu plus d’un an de cela. Notre contact de danse me fut tout de suite très agréable. Et depuis, je n’ai pas cessé d’apprécier la danse retenue et pudique, mais réactive et fine, de Julie. Ecoute de la musique, complicité discrète, grande sensibilité au guidage, finesse et précision du mouvement, vivacité des adornos, sont quelques-unes de ses plus grandes qualités. Sa formation approfondie de danseuse lui donne une excellente tenue corporelle, mais elle me cherche pas pour autant à « épater » et reste d’une élégance réservée.
J’ai choisi le cadre de l’Open milonga du lundi soir, au parc Mon Repos, pour tourner quelques séquences sur Julie en train de danser. La première met en valeur, avec la complicité de Maurice Dzikowski, la finesse des mouvements de pieds et de jambes de Julie. Quant à la seconde, je n’ai pu bouder mon plaisir de conserver moi-même un souvenir visuel de ma rencontre tanguesque avec elle.
Comme presque toujours, la manière de danser reflète un caractère. Julie affiche un tempérament calme, avec une apparente égalité d’humeur. Discrètement souriante et amicale, elle accepte sans chichis les invitations. C’est aussi une artiste, qui ressent en profondeur les émotions liées à l’expression corporelle, mais aussi à l’écriture, une autre grande passion de sa vie. Elle a accepté de nous montrer ici l’un de ses poèmes, dédié à la milonga de Mariella, qui a lieu le Jeudi à l’Ilôt 13.
Elle a été l’une des celles qui ont réagi avec le plus d’enthousiasme à mon projet de réaliser une « galerie de portraits » de tangueras genevoises. Et cette rencontre m’a permis de découvrir en elle une personnalité non seulement riche et complexe, ce dont je ne doutais pas, mais également enthousiaste et passionnée. Mais laissons-lui maintenant la parole.
Quels sont tes antécédents artistiques et de danse ?
Née en 1978 à Genève, j’ai rencontré la danse avec le théâtre les Montreurs d’Images en 1982 et, sous quelques formes que ce soit, elle ne m’a jamais quittée.
Elle a tenu une place importante de mes 13 à 25 ans, où je me suis formée en danse classique et contemporaine auprès de Monique Décosterd, Noemie Lapzeson, Emilio Artessero Quesada et bien d’autres. Ce fût une formation hors des sentiers académiques, faites essentiellement de rencontres et de coup de cœur.
En parallèle, je découvrais le kathak, danse indienne du nord de l’Inde et je commençais à me former à sa pratique en 1998. A cette période j’ai décidé d’interrompre mes études pour me consacrer uniquement à ma passion, même si j’étais déjà relativement âgée pour envisager une carrière dans ce milieu exigeant. Ainsi, pendant plusieurs années, je participais à la vie du théâtre les Montreurs d’Images avec les diverses parades, manifestations et spectacles en salle et sous chapiteau, je me confrontai au monde des auditions et je séjournais à New-York pour compléter ma formation, puis en Inde afin de suivre l’enseignement de Ravi Shankar Mishra, mon premier Guruji. Enfin, en collaboration avec des danseurs, musiciens et comédiens, nous avions fondé notre compagnie et présentés nos premières créations.
Si la danse a tenu une place importante dans ma vie, mon premier rêve était d’être poète et dans un monde où il ne faudrait pas gagner sa vie, j’aurai aimé passer mes nuits et mes jours à écrire.
Parce que j’aime m’évader du réel en écrivant, parce que j’aime me sentir vivante, encrée dans l’instant, en me mouvant ; la danse et l’écriture sont deux fils parmi d’autres qui ont tissé ma vie. Tantôt toile de fond, tantôt ligne directrice, tantôt pelote d’Ariane, tantôt corde unique à laquelle me raccrocher.
Je ne pourrais donc imaginer une vie où la danse et l’écriture seraient absentes.
Puis la naissance de ma fille ainsi que plusieurs blessures m’ont poussé à reprendre mes études et aujourd’hui, la danse n’occupe plus une place aussi centrale dans ma vie, même si je garde avec elle un rapport passionnel et qu’elle reste un des pôles essentiel à mon équilibre existentiel.
Et si j’ai fini enfin par gagner ma vie et que je ne suis pas devenue poète, l’écriture est restée une nécessité et un plaisir solitaire ou partagé.
Qu’est-ce qui t’a séduit, attiré, dans le tango ?
Les sentiments que me procuraient la musique, le son du Bandonéon, la voix des chanteurs. C’est la musique qui m’a prise avant la danse, la musique qui me donnait envie de danser simplement. Gamine, j’écoutais les disques de Piazzola de mon père et j’inventais dans ma tête des chorégraphies, où je m’imaginais danser en robe rouge tournoyante.
Bien plus tard, en allant à mes cours de contemporain au Grütli, je croisais une certaine Mariella dans le couloir… Je ne savais pas que des années après, celle qui m’avait un peu ensorcelée et fascinée m’enchanterait ! En arrière fond lorsque nous nous changions dans le vestiaire, c’était encore cette même musique, qui avait le pouvoir de me toucher si intensément, me rendant mélancolique, amoureuse, passionnée, joyeuse, nostalgique…cette musique qui me faisait me sentir si vivante et m’invitait à une quête infinie que j’allais poursuivre ensuite à travers le tango.
Lorsque j’ai osé faire mes premiers pas, le tango en entier m’a attirée. Tout et rien en particulier. Un grand mélange. C’est-à-dire, à la fois la musique, la danse, la milonga, les partenaires, les rencontres, les thèmes abordés dans les chansons, l’apprentissage, les cours, me sentir belle, Mariella, les chaussures, la préparation à la milonga, l’addiction, la transformation qu’il a enclenché en moi…
Le tango m’a séduite, par la façon dont il m’amène à chercher le point d’équilibre. Garder mon axe, être soutenue ; laisser mes jambes se faire guider, savoir refuser ; m’abandonner sur une épaule en fermant les yeux, contrôler mon corps ; oser ne rien savoir de la seconde qui suit, me laisser surprendre ; espérer que cet instant sera éternel, savourer la fin un pincement au cœur ; trouver la magie d’une communion le temps d’une tenda, apprécier la solitude ; tendre vers la maîtrise, accepter que, parfois, tout mon corps, tremble ; le chercher du regard pour qu’il m’invite ce soir, garder le regard inaccessible ….
J’aime l’absolu vers lequel le tango me guide, sur un chemin où les émotions, les sensations, l’expérience incarnée dans le corps côtoient la spiritualité. Le processus de développement de l’être vers lequel il amène. Ce processus d’anéantissement de la personnalité et ce passage de l’état de dualité à celui d’unification, dont traite, par exemple, Edgardo Canton dans son petit livre, Le Tango une pure invention, qui fut également un bijou que j’ai découvert grâce au tango.
Grâce au tango, j’ai osé me rencontrer. Et mon meilleur souvenir dans le tango, c’est justement le moment précis où je l’ai rencontré…
Quelles sont les sources de tes plus intenses émotions ?
La lecture de traductions de poésie tanguera, qui m’a permis de constater que je pouvais comprendre sans comprendre.
Et quand n’existent plus que la danse et la musique, dont l’énergie s’incarne dans le couple.. Ce couple dans lequel je ne fonds jusqu’à perdre conscience de moi-même.
Les trois grandes qualités d’un couple selon toi ?
Harmonie, alliance des contraires, stabilité.
Les trois grandes qualités d’un partenaire masculin ?
Waouh ! N’en choisir que trois parmi toutes celles qu’ils ont ? Je ne peux pas….qu’il soit parfait, unique….comme il est.
Quel est ton idéal esthétique en tant que danseuse ?
C’est une question difficile. Pour l’instant cela passe par l’émotion, je n’ai pas encore de critères esthétiques explicites. Cela me renvoie à la question du beau et là, je me perds…je ne sais pas, je crois que je trouve un couple beau quand en le regardant, je ressens une harmonie entre eux et la musique, quand je les sens confortables, heureux, à l’écoute, dans un moment de partage (savoir si tel est réellement le cas, c’est une autre histoire, bien sur…).
Comment vois-tu la suite de ton investissement dans le tango ?
Je ne sais pas. Je laisse le tango me le faire découvrir pas à pas.
Propos recueillis par Fabrice Hatem