Auteur : Fabrice Hatem
Titre : Trop brève rencontre Avec Milena Plebs
Cela faisait des années que je rêvais de ce moment : pouvoir rencontrer la danseuse la plus mythique des années 1990, celle par laquelle le Tango a pu renaître tout en modernisant ses formes. Pour La voir, je serai allé jusqu’à l’autre bout du monde. Et soudain, voici qu’un simple flyer, ramassé presque par hasard, m’annonça, la semaine dernière l’incroyable nouvelle : c’est Elle qui allait venir vers moi, à Genève, pour donner le dimanche 12 juin un stage, au Club Alpin Suisse, à l’invitation de Claudio Blanc.
Elle, c’est Milena Plebs. Celle dont le visage a servi d’illustration à l’affiche du célèbre spectacle Tango Argentino. Celle, qui avec son partenaire Miguel Angel Zotto a créé au cours des années 1990 une nouvelle esthétique du tango de scène, enraciné dans l’authenticité de la danse populaire, mais enrichi par l’apport de la danse contemporaine.
Pour Elle, donc, je m’étais subrepticement échappé, vers 17 heures, d’une réunion de travail à l’ONU… un dimanche après-midi, j’ai bien le droit tout de même !!! Et voila que j’attendais fiévreusement, comme un jeune amant à son premier rendez-vous, de voir apparaître la dame de mes pensées tangueras. Et effectivement, je vis arriver vers 17h30- surprise !!! – un tout petit bout de femme qui m’arrivait légèrement au dessus de l’épaule. C’était Elle.
https://www.youtube.com/watch?v=1Cmf4NTWo58
Enfin, c’était Elle, mais ce n’était pas non plus tout à fait Elle. Dans mon souvenir, ou plutôt dans mon imagination, alimentée par la contemplation assidue de plusieurs dizaines d’heures de DVDs et de bandes de magnétoscope, Milena était une grande femme élancée, que ses jambes déliées, sa cambrure élastique et sa tète altière projetaient d’un seul trait de la terre vers le ciel. Magie du spectacle et de la prise de vue qui déforment les proportions ? Pas seulement. Immense talent, aussi, de cette danseuse dont la grandeur intérieure transparaît même dans l’image qu’elle projette aux yeux de ses spectateurs émerveillés.
Pour les jeunes et les nouveaux venus au tango, sans doute est-il nécessaire de donner ici quelques sommaires précisions biographiques[1], illustrées par l’interview que Milena a bien voulu m’accorder hier soir. Milena débuta sa carrière par la danse contemporaine. « J’avais vingt ans, alors, et pas beaucoup de vie personnelle. La seule chose qui me donnait alors un bonheur intense, c’était de monter sur la scène ». Elle intégra au début des années 1980 la troupe de Ana-Maria Stekelman, qui travaillait alors, avec le très jeune Miguel Angel Zotto, à l’invention d’une esthétique métissée associant tango et danse contemporaine.
Le tournant décisif fut pris pour elle en 1985, lorsque fur mise en place la troupe du spectacle Tango Argentino« [2]. Comment Milena Plebs fut-elle engagée pour le spectacle ? Fut-elle sollicité, comme je l’ai entendu dire par d’autres témoins, pour remplacer Ana-Maria Stekelman, alors indisponible, en tant que partenaire de Miguel Angel Zotto ? Milena, elle, donne une autre version : »Il y avait dans le spectacle des chorégraphies un peu parodiques du style de Rudolf Valentino. J’ai passé les auditions pour ce rôle et j’ai été prise ».
Commence alors, à partir de 1986, une tournée de trois ans à travers le monde – Paris, New York, Tokyo,- qui va puissamment contribuer à la renaissance de la ferveur pour le Tango, danse alors pratiquement rangée au placard des accessoires démodés. Milena se souvient avec émotion de cette expérience décisive pour sa formation. « Je n’avais fait que 7 mois de tango quand j’ai intégré la troupe. Et tout à coup, je dansais avec tous les maîtres du tango de l’époque : les Dinzel, les Arquibau, Juan Carlos Copes et Maria Nieves, Majoral… Pour moi, cela a été une sorte de super-école de luxe… ».
Que ces leçons lui aient été rapidement profitables, on peut en juger en regardant cet extrait du spectacle, où on la voit danser un tango parodique avec son (déjà) partenaire Miguel Angel Zotto. Milena tire d’ailleurs une fierté particulière de ce qu’une photo de cette scène ait été utilisée pour la publicité du spectacle. « C’est mon visage, qui dans le monde entier, a symbolisé Tango Argentino« . dit-elle, avec un sourire de bonheur.
https://www.youtube.com/watch?v=uCyUwU7zcF0
Avec Tango Argentino. Milena a trouvé sa voie. Très vite, elle fonde avec Miguel Angel Zotto la Compagnie Tango Por Dos. Au cours des années 1990, les spectacles s’enchaînent : Tango por dos, Perfumes de tango, Una noche de Tango. C’est là que le couple va forger son projet esthétique : rester fidèle à l’authenticité du tango telle qu’elle est portée par la mémoire populaire, tout en renouvelant et apurant ses formes par l’apport des techniques de la danse de scène. Le résultat fut plus que probant, comme le montre l’extrait ci-dessous, d’une élégance raffinée :
https://www.youtube.com/watch?v=WU_WfT-oG4k
L’un des principaux apports de Tango Por Dos est sans doute d’avoir su jouer sur une très large palette expressive et esthétique. D’une chorégraphie à l’autre, on peut ainsi passer de l’élégance du tango de salon à la bonhommie populaire, du romantisme fleur bleue à la violence crue des bas-fonds, de la tragédie au burlesque. L’extrait suivant, illustrant les démêlés financiers et sentimentaux d’un souteneur minable avec sa « protégée » quelque peu rétive, est en particulier d’un comique irrésistible.
http://video.google.com/videoplay?docid=3920431436726907740#
Pour réaliser leurs chorégraphies. Milena et Miguel Angel Zotto puisèrent largement, avec l’aide de grands danseurs populaires comme Antonio Todaro, dans le matériel porté par la mémoire collective. Leurs spectacles fourmillent aussi de références et d’allusions à des personnages mythiques du tango : Carlos Gardel, avec lequel Miguel Angel Zotto parvient à une saisissante ressemblance ; le grand danseur El Cachafaz, dont chacun des pas, tel qu’on peut les voir dans un des seuls extraits filmés dont on dispose de lui[3], est reproduit à l’identique dans une chorégraphie de Perfumes de Tango. Même Piazzolla est, indirectement, présent: Milena raconte : « dans un opéra de Piazzolla (Maria de Buenos Aires, NDLR), on voit un homme interrompre, par jalousie, la danse d’un couple. C’est cela qui nous a donné l’idée initiale du trio que je danse avec Miguel Angel et son frère Osvaldo ». Rivalité entre deux hommes, hésitation de la femme entre ses deux prétendants, souffrance de l’amant abandonné, sont magnifiquement mis en scène dans ce petit drame dansé de trois minutes.
Milena parle avec bonheur de cette période de sa vie : « Avec notre premier spectacle, Tango Por Dos, nous avons réalisé un projet artistique créatif, novateur, alors que nous étions encore très jeunes. Cela a créé un ouverture pour qu’une nouvelle génération de danseurs s’intéressent à nouveau au Tango, et beaucoup de jeunes nous ont suivi. »
Pendant près de dix ans, les tournées vont alors s’enchaîner, laissant derrière elles un long cortège de souvenirs heureux et drôles : »Un jour, durant un spectacle à Houston, l’alarme incendie se met à sonner. Le rideau tombe, et nous attendons sur scène pendant quelques instants. Au bout d’un quart d’heure, le rideau se lève, nous nous remettons en place… et nous nous apercevons qu’il n’y a plus un seul spectateur dans la salle…. Ils avaient tous été évacués par les pompiers pendant que nous attendions tranquillement sur la scène… alors on s’est changés et on est allés diner ».
Depuis sa séparation de Miguel Angel Zotto, Milena Plebs a poursuivi avec bonheur, sa carrière de danseuse et de chorégraphe. Il est difficile de trouver un festival ou un film un peu marquant de ces dix dernières années où son nom ne figure pas au générique.
vous pouvez voir sur le lien suivant quelques images magnifiques de son dernier spectacle Tramatango récemment présenté à Buenos Aires :
Souvent en tournée en Europe, elle avait été invitée à faire une démonstration à Annecy vendredi dernier avec son partenaire David Alejandro Palo, à l’occasion du festival de dessin animé. « Elle m’a appelé pour me proposer d’organiser un stage à Genève. Bien sur, j’ai tout de suite dit oui », explique Claudio Blanc. « Malheureusement, la salle du CAS n’était libre qu’à partir de la fin de l’après-midi, sinon, cela aurait pu durer toute la journée… «
Bien dommage, en effet, car la visite de Milena a pour moi tenu ses promesses… Le stage, fort intéressant, a davantage insisté, et c’est heureux, sur le rappel des bases techniques que sur la réalisation de figures inutilement complexes.
https://www.youtube.com/watch?v=ne0yup9Z8j4
Quand à la soirée qui suivit, elle fut illuminée par les quatre démonstrations du couple, dont je vous propose ci-dessous un extrait, malheureusement sous-exposé (je promet de faire mieux la prochaine fois) :
https://www.youtube.com/watch?v=-ZGXBi_h-Lc
J’ajouterai, pour conclure, que j’ai été touché par la simplicité de Milena et la manière sans façon dont elle se mêle aux danseurs de bal. » Pour moi, la Milonga, la danse sociale, est un moment de félicité. C’est comme un espace de méditation. C’est un plaisir pour moi de danser avec différents hommes, à condition bien sur qu’ils aient un très haut niveau de bal. Cela me permet de découvrir des choses nouvelles et d’améliorer ma danse ». Et Milena suit le fil de ses souvenirs. « Il a y 5 ans, à la milonga El Beso, un danseur m’a invitée. Au premier tango, il me dit : « tu danses bien, toi ». Je lui réponds : « merci ». Au second tango il me dit, encore plus enthousiaste : « mais tu danses vraiment très bien », et je le remercie encore. Et quand la tenda se termine, il me dit d’un ton protecteur, en me raccompagnant à ma table : » très bien petite, vraiment très bien ». Il me m’avait pas reconnue, mais moi cela m’a fait plaisir que cet homme ait senti, sans savoir qui j’étais, mes talents de danseuse ».
Comme j’aurai aimé moi aussi, chère Milena, pouvoir te dire » Muy bien, piba, muy bien », après une tenda dans tes bras….
Fabrice Hatem
[1] Pour des informations plus précises, consultez le site de Milena Plebs . https://www.milenaplebs.com/
[2] Pour l’histoire de ce spectacle et de son rôle dans la renaissance du tango contemporain :
/2005/11/06/le-tango-a-broadway/