Auteur : Fabrice Hatem
Editeur : La Salida, numéro 65, septembre 2009
Le Tango, un chemin pour mieux comprendre l’autre
Le Tango a constitué dans ma vie une expérience libératrice décisive, en renforçant mon aptitude au bonheur et en me donnant les moyens d’une relation plus gratifiante avec mes semblables. Il n’a désinhibé dans ma relation aux Femmes et m’a donné confiance en moi-même. Il m’a offert un formidable antidote au stress, à l’angoisse et aux idées noires. Il m’a fourni les moyens d’exprimer par la danse une très vaste gamme de sentiments et d’attitudes. Il m’a fourni les capteurs permettant d’évaluer plus finement les dispositions – favorables ou défavorables – de l’Autre à mon égard, et d’y répondre par un comportement adapté.
Cette expérience, personnelle et subjective, j’ai voulu vérifier si elle était ou non, objectivable, analysable par les outils et les méthodes des sciences humaines – sociologie, histoire, psychologie, sexologie. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé à mes amis du Temps du Tango d’organiser la Table-Ronde de leur Université d’été autour du thème « Le Tango, un chemin pour mieux comprendre l’autre » – un intitulé, qui malgré son caractère quelque restrictif par rapport à mon propos liminaire, a finalement permis d’en couvrir presque tout le champ au cours des débats du 29 Août dernier[1].
Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans notre thématique, il me semble nécessaire de distinguer deux plans, emboîtés l’un dans l’autre à la manière des poupées Russes. Le premier plan est celui de l’environnement social et culturel: Vu sous cet angle, le Tango est à la fois un langage commun, un espace de rencontre, et un champ de projets collectifs. Le second plan est celui de la psychologie individuelle et des relations interpersonnelles. Le Tango (dansé) apparaît alors comme un désinhibiteur, un vecteur d’expression et un outil de communication.
Le Tango, source d’un langage et d’une culture partagés. Comprendre l’autre, c’est d’abord pouvoir disposer d’un moyen de communiquer avec lui. Et historiquement, le tango est justement apparu comme l’un des premiers langages communs entre des immigrants de cultures et de langues très diverses. C’est ce qu’a notamment souligné Bernardo Nudelman dans son intervention : la culture coloniale, fortement hispanisante qui était encore dominante dans les élites sociales de la fin du XIX siècle en Argentine ne pouvait fournir aux nouveaux émigrants pauvres, d’origine italienne ou centre-européenne, un vecteur d’identification. Ces nouveaux venus avaient donc besoin de se forger une culture propre, différente de celle des élites dominantes de l’époque. Le développement du Tango[2] a constitué une réponse spontanée, populaire, à cette simple nécessité des immigrants de communiquer entre eux et de se forger une identité commune dans ce pays en construction.
Le tango, espace de rencontre. Dans le monde d’aujourd’hui, cette fonction du tango comme créateur de lien social perdure, mais s’est transformée dans la mesure où elle ne concerne plus un groupe social vivant dans un espace géographique précis, mais des individus répartis sur la quasi-totalité de la planète, et qui ont fait le libre choix d’adhérer à cette culture particulière. Sa popularité actuelle, comme l’a souligné Pédro Bendetowicz, est largement liée au fait qu’il offre à des individus confrontés à la solitude des possibilités de rencontres. Cette création de lien social se fait à la fois au niveau global (à travers internet, les festivals, les voyages, etc.), et au niveau local (à travers les activités associatives, l’animation de quartier). Sol Bustelo a en particulier insisté sur l’idée que l’espace du bal favorise la rencontre de personnes d’origine très différentes (âge, milieu social), Le bal est aussi le lieu de la transmission de la culture dansée entre générations, dont Sol nous a donné un émouvant exemple personnel en évoquant le souvenir de Camilo, le vieux mécanicien qui lui apprit à danser.
Le tango, catalyseur de projets collectifs. A ces deux premiers aspects, j’en ajouterais volontiers un troisième, bien qu’il n’ait pas été évoqué lors de la table- ronde : celui de la vie associative, si caractéristique de la sociologie notre danse. A travers l’engagement bénévole dans cette vie associative, le tango peut ouvrir les portes d’une pratique autonome du loisir, riche d’opportunités humaines et libérée de la relation commerciale – pauvre et passive – avec un prestataire de services marchands. C’est là, comme nous le verrons plus loin, une différence fondamentale avec d’autres danses de couple, comme la Salsa ou le Rock.
Culture populaire par essence, apparue en réponse à un besoin de communication et d’identité des nouveaux immigrants dans le Rio de la Plata, le Tango joue toujours aujourd’hui, son rôle de « facilitateur de lien social », sous des formes multiples : espace du bal, vie associative. Mais en tant que danse de couple, il favorise également une relation plus intime entre deux partenaires, dont la seconde partie de notre table-ronde a exploré les trois dimensions psychologiques essentielles : la désihinbition, l’expression, la communication.
Le tango, désinhibiteur relationnel. Aller vers l’autre et le comprendre, cela suppose d’abord d’être en confiance par rapport à soi-même, de cultiver sa propension personnelle au bonheur. Or, le Tango possède une forte capacité à rendre les gens heureux, à les faire se sentir « bien dans leur peau ».C’est ce que dit, en substance, Pédro Bendetowicz, lorsqu’il qualifie le tango « d’anti-mélancolique ». Pour le psychanalyste, la mélancolie est un état d’abattement, de fatigue de tristesse, de pessimisme, d’absence de désir, de plaisir et de comportement de séduction. Face à cet « à quoi-bonisme », le Tango apparaît comme un formidable antidote. En fournissant une énergie positive au corps vécu, en le poussant en avant, en lui donnant une intention, en lui permettant d’éprouver et d’exprimer son désir, il constitue un vecteur de vie et de sens.
En complément de l’analyse de Pedro, il est également possible d’évoquer le rôle du Tango comme « désinhibiteur relationel »: En encadrant le contact physique proche entre deux personnes dans des règles précises et donc sécurisantes, cette danse permet aux partenaires d’apprendre à oser se regarder droit dans les yeux , à se toucher, à s’éteindre, et finalement à exprimer de manière directe des sentiments très intimes vis-à-vis de celui ou celle qui n’est parfois encore qu’un inconnu. Bref, il permet, comme le dit plus simplement Sol Bustelo, de vaincre la timidité.
Le tango, vecteur d’expression. Quel est le contenu de ce que le Tango permet d’exprimer ? Très certainement, une pulsion d’ordre sexuel. Joëlle Herail a notamment insisté sur cette dimension, en évoquant les cinq caractéristiques qui font du tango, selon elle, une « métaphore de l’acte sexuel » : l’intimité la complicité, la confiance, la plaisir, la performance[3]. Une intervention à mes yeux tout a fait pertinente mais qui a aussi suscité parmi les autres intervenants de nombreuses réactions, pour la plupart critiques. Celles-ci sont fondées en substance sur l’idée que le Tango ne peut être réduit à sa dimension sexuelle, et permet d’exprimer et de vivre bien autre chose.
Bernardo Nudelman, par exemple, a souligné que le Tango constitue un fait culturel beaucoup plus large que la danse et que celle-ci ne peut d’ailleurs être réduite, comme cela a trop souvent été le cas, à ses supposés origines prostibulaires. Ce que les immigrants esseulés venaient chercher dans le Tango, ce n’était pas la satisfaction d’un besoin sexuel – car alors il leur aurait suffi de passer à l’acte immédiatement avec une professionnelle sans perdre de temps à danser ou à écouter de la musique – mais d’abord un moment de communion, de tendresse, une réponse à la solitude.
Sol Bustelo a évoqué quant à elle la vaste ampleur des possibilités expressives du tango, qui permet au danseur de projeter une très vaste gamme de sentiments et d’affects autres que le désir ou le plaisir sexuel, allant de la tristesse à la gaieté, de la tendresse à la violence : chacun projette ses rêves et ses attentes dans « le grand espace vide de la piste » pour y devenir pour un moment la personne qu’ils a envie d’être. Une vision partagée par Pédro Bendetowicz, qui a souligné que « le tango n’est pas seulement dansé, mais mimé »[4].
Au delà d’apparentes divergences, la discussion révèle cependant un accord assez général sur l’idée que la pratique de la danse permet d’enrichir les capacités expressives, en apprenant à transmettre des « messages » corporels à la fois variés et clairs.
Le Tango, outil de communication. La communication, c’est, par définition, la transmission d’une information entre un émetteur et un récepteur. Pour que cette opération fonctionne, il faut donc à la fois que les capteurs et les récepteurs soient en bon état : d’un côté, intelligibilité du message envoyé ; de l’autre, capacité à la décoder. Et, entre les deux, procédures de contrôle permettant de vérifier que l’information a été effectivement transmise. Or la pratique du Tango permet de développer considérablement ces trois aptitudes : l’émission, c’est la capacité du guideur a faire clairement comprendre ce qu’il attend de son (sa) partenaire. La réception, c’est la capacité du guidé a écouter et entendre la proposition qui lui est faite ; et le contrôle, c’est cette attention permanente des deux partenaires aux informations corporelle transmises par l’autre, visant à s’assurer de la qualité de la connexion réciproque. Cet ensemble d’aptitudes, fortement développés par la pratique de la danse, peut rendre d’immenses services dans le reste de l’existence, aussi bien personnelle que professionnelle : dire les choses clairement, écouter se ce l’on vous dit, vérifier que l’autre a compris le message, et adapter son propre comportement aux attentes de votre interlocuteur, constituent en effet des qualités humaines précieuses que le Tango aide à cultiver.
Spécificité du Tango. Mais en quoi les six caractéristiques que je viens d’évoquer sont -elles propres au Tango ? Les autres activités de loisirs, et notamment la danse, ne permettent-elles pas également, chacune à leur manière, de surmonter la solitude, de réaliser des rencontres, de s’exprimer, de communiquer avec ses semblables ? Le fait est évidement indéniable. Mais il est tout aussi indéniable que le Tango présente certaines spécificités qui ont font un chemin particulièrement adapté pour « aller à la rencontre de l’autre ».
Une comparaison rapide avec la Salsa – un autre univers que je commence à bien connaître – permet de dégager certaines d’entre elles. Tout d’abord, le Tango que nous pratiquons est resté plus « authentique », plus proche de son expression populaire originelle que la salsa, qui n’est qu’une réinterprétation nord-américaine et commerciale du « son » Cubain. De ceci découlent deux conséquences d’ailleurs fortement corrélées : d’une part, la domination de l’univers salsero par les écoles de danse, qui la prive de la dimension associative si riche du tango ; et d’autre part, l’atmosphère très « boite de nuit » des lieux de salsa et l’absence de diversité générationnelle qui en appauvrit la fonction d’espace de rencontre. Quant à l’aspect psychologique, le Tango joue sur un spectre expressif plus large que la Salsa et suppose un apprentissage plus ardu du guidage qui prédispose davantage au développement des capacités de communication.
Ceci dit, il faut admettre que ces différences sont souvent plus de niveau que de nature, et que le développement général des danses de couple – dont le Tango n’est que l’une des manifestations – répond à un besoin général de communication et de rencontre. Tant mieux pour ceux qui pourront satisfaire ce besoin grâce à la Salsa ou au Rock n’roll, tant pis pour ceux qui auront manqué la riche et merveilleuse expérience existentielle du Tango.
Fabrice Hatem
[1] Celle-ci a réuni : Pédro Bendetowicz (médecin psychiatre et psychanalyste), Sol Bustelo (danseuse et animatrice d’association), Jöelle Hérail (médecin sexologue), Bernardo Nudelman (fondateur et directeur de Musicaargentina).
[2]Ainsi d’ailleurs que de son frère de lait le Lunfardo, ce dialecte largement imprégné du vocabulaire de pays d’origine des immigrants, et tout particulièrement de mots italiens.
[3] . J’ajouterai volontiers a cette liste, une sixième caractéristique : la suggestivité de nombreuses positions et figures.
[4] Pedro a également insisté sur le fait que désir sexuel exprimé par le tango est sublimé, en ce sens qu’il n’est jamais satisfait physiquement (du moins sur la piste de danse), ce qui constitue une différence fondamentale avec le « vrai » désir sexuel.