Editeur : La Salida n°59, juin 2008
Auteur : Fabrice Hatem
La Havane, ville de tango
Cet article raconte une histoire de trahison et de pardon. En partant pour Cuba, j’avais voulu faire une infidélité à mon vieil ami, le Tango, pour découvrir d’autres danses, d’autres musiques, d’autres paysages. Mais le 2X4 ne se laisse pas abandonner aussi facilement par ceux dont il a su se faire aimer. Il est venu me retrouver là-bas et m’a pris par la main pour m’aider à comprendre l’âme de La Havane et entrer dans l’intimité de ses habitants.
Premières rencontres
C’est à la Casa del Tango que fut pris le premier contact. Dans une grande boutique située au rez-de-chaussée d’un immeuble du Centro Habana, un passionné cubain, Edmundo Daubar, a créé il y a quarante ans un lieu entièrement dédié au tango. Les murs sont couverts d’affiches, de photographies, de peintures, de souvenirs. S’y succèdent les milongas, les cours, les « peñas »[1] où se produisent des chanteurs d’âge mûr devant un public de leur génération. Il faut saluer ici l’incroyable persévérance de cet homme qui a su créer et faire vivre ce lieu dédié au tango, en dépit des difficultés matérielles et administratives propres à Cuba, alors que peu de personnes ont réussi le même exploit dans nos pays libres et riches.
C’est le petit-fils du fondateur aujourd’hui décédé, Ruben Daubar, qui gère aujourd’hui ce lieu avec son épouse Yoshani. Il m’informa des activités de tango dans la ville de la Havane. Outre la Casa del tango, celles-ci s’organisent principalement autour d’une troupe de jeunes danseurs, nommé Néo-tango, très orientés vers la danse de scène, et d’un groupe plus restreint de personnes souvent un peu plus âgées, « Professional Tango Dancers » qui essayent de mettre en place des activités d’enseignement et d’animation sociale et culturelle.
Mais ma première rencontre avec la communauté tanguera au grand complet eut lieu deux jours près mon arrivée, dans un lieu à la fois inattendu et sublime : le Salon doré du Musée de la révolution, installé dans l’ancien palais de la Présidence de la république. Après avoir traversé les salles évoquant l’histoire de la révolution castriste, je rentrai dans un magnifique salon aux plafonds ornés de fresques, aux murs blancs lambrissé d’or et au superbe parquet de bois naturel. Me voici déjà dans les bras des charmantes danseuses du groupe Néo-tango : la rêveuse Maelia ; la souriante Liouba ; ainsi que Carolina, l’organisatrice du groupe … Je rencontre également, ce jour-là, une femme un peu plus âgée, Emma, animatrice avec son partenaire Leonardo du groupe « Professional Tango Dancer ». Je retrouve enfin les habitués de la Casa del tango, comme Josiane, qui y donne des cours de danse.
Trois semaines d’amitié
Pendant les trois semaines qui suivirent, j’allais ainsi partager la vie de cette communauté : milongas en plein air sur l’allée du Prado ou dans des nights-clubs un peu déglingués comme le Club Tropical du quartier Vedado ; pratiques de la Casa du tango, où j’ai passé sans doute mes plus merveilleux moments aux bras des jolies cubaines ; enfin; série de cours organisés à l’occasion de la venue (en vacances) d’un professeur argentin, José Garofallo, à l’invitation du groupe Néo-tango. Il s’agissait là d’un événement important pour les cubains dont le pouvoir d’achat ne permet pas d’organiser de tels stages sur une base régulière. Et d’un moment d’émotion pour moi, qui avais, alors débutant, suivi de manière assidue les cours de José à la Confiteria Ideal de Buenos Aires, il y près de 10 ans….
Mais surtout, je commençais à nouer avec Emma, organisatrice du groupe « Tango Professional Dancer », une relation d’amitié et de travail. Emma me demanda en effet de l’aider à organiser un certain nombre d’activités, pour laquelle mon expérience de tanguero voyageur – et porteur dans mes bagages de très nombreux enregistrements musicaux – s’avérait précieuse. C’est ainsi que je fus transformé en disc-jockey lors de l’inauguration de la nouvelle milonga du mercredi au centre culturel de la Vielle Havane, un lieu de sociabilité ou alternent groupes de salsa cubaine, chanteurs de boléro, cours de percussion pour enfants et activités destinées au troisième âge. C’est une très jolie maison sur deux étages, de style colonial, au milieu de l’un des quartiers les plus pauvres, les plus dégradés et les plus vivants de la ville, Jesus-Maria. Après quelques jours de répétitions, nous fûmes également en mesure de donner quelques démonstrations de tango, tout particulièrement dans le grand patio fleuri de la magnifique Casa de Mexico, située en plein centre historique[2].
Au fil des jours, je pus ainsi prendre la mesure des spécificités de la communauté cubaine du tango, et de ce qui, au contraire, constitue un socle commun de similitudes, indépendantes des particularités de l’environnement local, entre tous les tangueros du monde – Cuba inclus.
Similitudes entre tangueros cubains et étrangers
La première de ces similitudes tient au sérieux avec lequel les tangueros cubains – du moins le noyau des plus motivés d’entre eux – considèrent leur engagement : recherche parfois obsessionnelle d’une maîtrise de la technique de danse ; vif intérêt pour les différents aspects de la culture tango ; mythification de la ville de Buenos-Aires ; atmosphère de sérieux et d’application des milongas ; climat d’enthousiasme propice à l’implication dans des activités bénévoles ; et finalement importance prise par le tango dans la vie de chacun… Une atmosphère qui contraste, y compris à Cuba avec celle, plus festive, mais parfois aussi plus superficielle, de la Salsa.
Le second élément rapprochant Cuba des autres pays du monde tient à la co-existence, au sein de la « communauté » tanguera locale, de plusieurs sous-groupes, dont la liste rappelle fortement ce que l’on peut observer en France ou ailleurs : tout d’abord, les danseurs, d’une part, et les mélomanes, de l’autre, constituent deux groupes fortement distincts, entre lesquels les échanges sont très réduits ; parmi les danseurs, les « jeunes », engagés dans une démarche chorégraphique et de spectacle à visée parfois professionnelle, et les « vieux », dont la pratique est plus axée sur les notions de convivialité, de loisirs et d’épanouissement personnel, coexistent certes pacifiquement, mais sans entrer totalement en osmose. Enfin, comme ailleurs, les préoccupations artistiques, commerciales ou strictement hédonistes ont un poids différent dans l’équation personnelle de chacun. Il y a donc, comme partout et notamment en France, des « clans », parfois regroupés autour de personnalités fortes ou de groupes organisés.
Particularités cubaines
Mais la communauté tanguera de Cuba possède également ses caractéristiques distinctives. La première tient tout simplement à l’état de dénuement et de délabrement général dans lequel se trouve le pays, et qui se répercute sur la vie des tangueros. Chroniquement fauchés comme tous leurs compatriotes, les danseurs cubains ont du mal à se procurer les objets matériels et les services de bases nécessaires à l’exercice de leur pratique. Les CDs de musique sont rares. Les équipements de sonorisation sont défectueux. Telles des Cendrillons tropicales, les jolies danseuses portent de vilaines chaussures qu’elles doivent parfois partager entre elles au cours des bals (une paire pour deux, si, si). Les milongas sont souvent interrompues, voire annulées pour cause de panne d’électricité, de toilettes défectueuses, ou de matériel indisponible. Les rafraichissements sont peu nombreux – une situation particulièrement pénible sous un climat tropical. L’organisation de stages avec des professeurs étrangers constitue un évènement rarissime – auquel j’ai par une chance extraordinaire, assisté pendant mon séjour.
Les restrictions à la Liberté pèsent également. Les autorisations sont difficiles à obtenir pour l’organisation d’événements. Les voyages à l’étranger sont très contrôlés. En conséquence, pratiquement aucun tanguero cubain n’a pu faire jusqu’ici le voyage de Buenos Aires, qui reste pour eux un rêve inaccessible. Très isolés, les danseurs de la Havane en sont réduits à visionner et re-visionner les quelques vidéos dont ils disposent pour s’imprégner des pratiques étrangères. Cette situation est aggravée par la pénurie de « modèles » locaux : les vieux milongueros chevronnés susceptibles de transmettre leur savoir aux jeunes, les professeurs locaux expérimentés, sont une denrée pour l’instant presqu’introuvable à Cuba…
Ceci nuit évidement à l’apprentissage de la danse. Mais l’énergie, l’enthousiasme et la jeunesse de la communauté cubaine compensent en partie ces handicaps : des corps souples et gracieux, une sensualité et une joie de vivre innées ; une volonté farouche d’apprendre et de progresser ; un esprit d’entreprise et de projets. L’ouverture, pendant mon séjour, de plusieurs nouveaux lieux de danse (dont la première milonga en plein air, sur le Prado), ainsi que l’organisation de plusieurs spectacles et animations dans différents lieux de la Havane – tout ceci au milieu d’incroyable difficultés matérielles, inimaginables en France – témoignent de ce courage et de ce dynamisme prometteurs.
Une ville de tango
Enfin, une dernière caractéristique de la Havane est allée droit à mon cœur d’amoureux de la poésie tanguera. Celle-ci en effet, parle de faubourg pauvres, peuplés d’humbles personnages aux vies assombries par la misère et l’exil, de filles perdues abandonnant leur fiancé pour se pendre aux bras de riches noceurs. Un monde émouvant, mais également mythique, puisqu’il a disparu depuis bien longtemps déjà à Buenos Aires. Eh bien, ce monde imaginaire, venu d’un lointain passé, que nous content les chansons de Manzi, de Flores et de Le Pera, je l’ai découvert, bien vivant, à la Havane.
Il ne faut pas se promener bien longtemps dans les rue du Centro Havana ou du quartier de Regla pour y découvrir « le faubourg somnolant au pied d’une terre-plein » de Barrio de tango , le chevrefeuille et le vieux rosier grimpant sur la maison de la bien-aimée de Madreselva, les patios éclairés par un plafond d’étoiles, les chiens hurlant à la lune, les chanteurs au coin des rues, l’amour caché sous un portail de Melodia de arrabal. Quant aux tambours africains, qui depuis longtemps se sont tus à Montserrat, ils sont omniprésents dans le Centro Habana[3]. Remplacez enfin le bandonéon par les orchestres de Salsa, les Milonguitas par les Jineteras[4] , les bacans par les touristes, et vous vous retrouvez à La Havane tout l’univers suburbain de la poésie tanguera.
J’ai été à ce sujet témoin d’une scène particulièrement émouvante. C’était lors d’une peña à la Casa del tango, interrompue comme trop souvent par une coupure d’électricité. Qu’à cela ne tienne, les chanteurs et les guitaristes ont continué, sans micro, après avoir migré de la salle de spectacle vers l’entrée du lieu, mieux éclairée, où le public s’est regroupé en un chaleureux cercle amical. Tout à coup, l’un des artistes s’est mis à chanter « Faubourg d’amertume » (Arrabal amargo). « Faubourg d‘amertume / planté dans ma vie / comme la sentence : d’une malédiction / Quand elle était mienne / je ne voyais pas : ta boue, ta tristesse /Aujourd’hui vaincu / Je traîne mon âme / cloué à tes rues / Comme à une croix » Et ce faubourg, cette amertume, n’étaient pas ici une représentation imaginaire, comme pour nous les danseurs occidentaux: Les cubains écoutaient, avec une attention profonde et émue, ce chanteur qui leur parlait, ni plus ni moins, de leur véritable vie, abîmée par les privations matérielles, l’impossibilité de voyager, les déceptions de l’existence….
Et quand le chanteur a dit, en regardant l’une des femmes du public « Ne dis à personne que tu ne m’aimes plus », celle-ci a esquissé un léger geste signifiant « oui, je te le promets », comme si la supplication s’adressait vraiment à elle. Une réaction pleine de finesse et de malice qui montrait à quel point l’auditoire vivait intensément cette poésie tanguera, qui à 60 ans de distance, leur parlait si justement de leur vie et de leur ville.
C’est pourquoi je dis à la Havane : « Pardonne si en t’évoquant / je laisse échapper une larme / Car en rôdant dans tes dédales / c’est un infini baiser / que je te donne avec mon cœur (Melodia de arrabal).
Fabrice Hatem
Quelles adresses de tango à Cuba
Casa del tango (309 Neptunio) : 53 7 863 00 97
Groupe Neo-Tango (Carolina) : 53 7 881 93 52
Professsional tango Dancer (Emma) : 53 7 202 64 34
[1] Spectacles semi-improvisés où chacun peut montrer ses talents s’il le désire.
[2] Pour voir : http://video.google.fr/videosearch?um=1&hl=fr&q=cuba%20%26%20fabrice&ie=UTF-8&sa=N&tab=wv).
[3] Il y a même encore des carrioles tirées par des chevaux…au milieu de belles voitures américaine des années 1950. Celles-ci sont doublement anachroniques : trop récentes pour la poésie de Flores, trop anciennes pour notre époque… Bref, La Havane est vraiment un peu en dehors du temps !!
[4] Dans les années 1920, les Milonguitas étaient des jeunes filles des faubourgs pauvres de Buenos-Aires, qui fréquentaient les lieux de danse du centre-ville à la recherche d’un « Bacan », un riche protecteur. Aujourd’hui, les Jineteras cubaines font à peu près la même chose avec les touristes de passage.