Auteur : Fabrice Hatem
Editeur : la Salida n°53, Octobre 2007
Elles sont compositrices, poétesses, directrices d’orchestres. Elles président les associations et dirigent les revues de tango. Elles apprennent à guider, dansent entre elles et n‘hésitent pas à inviter les hommes dans les milongas. Dans tous les domaines, les tangueras affirment aujourd’hui leur présence, leur autonomie et leur créativité. En quoi cela modifie-t-il le « code génétique » d’une culture et d’une vie collective longtemps marquées par la domination masculine ? Et comment réinventer sur cette base un rapport Homme-Femme enrichi, mais qui préserve également les identités complémentaires des deux sexes, fondement de la relation de Désir dramatisée qu’exprime notre danse ?[1]
Rôle croissant des femmes dans tous les domaines de la culture tango
Vers 1850, la « Parda[2] » Carmen, directrice d’une académie de danse, tente de faire empoisonner sa concurrente Augusta, propriétaire d’un perigundin voisin. En 1928, l’avenue Corrientes est quasiment bloquée par une foule venue assister au concert d’une jeune bandonéoniste de talent, Paquita Bernardo, à la tête d’une formation dont le pianiste n’est autre que le jeune Osvaldo Pugliese. A partir des années 1930, de grandes chanteuses comme Mercedes Simone, Libertad Lamarque, Tita Merello, Ada Falcon, et bien sur Azuceina Maizani, commencent à jouir d’un immense succès auprès du public. La contribution des femmes à la culture tango n’est donc pas partie de rien il y 20 ans.
Mais il est vrai que d’immenses domaines d’expression restaient alors pratiquement réservés aux hommes, comme l’écriture poétique ou la composition. Les nombreux « orquestas de senoritas », attractions pourtant fort prisées des cafés de la Boca et d’ailleurs, n’ont laissé aucun témoignage sonore, les honneurs de l’enregistrement ne leur étant apparemment pas destinés. Quand à la danse, la femme y était sans ambiguïté soumise à l’autorité du guidage masculin (HA) C’est sans doute la raison pour laquelle nous nous souvenons plus facilement du nom des grands danseurs (El Cachafaz, Petroleo, Virullazzo…) que de celui de leurs partenaires féminines.
De ce point de vue, l’évolution des trente dernières années est tout à fait radicale. Des femmes jouent désormais un rôle éminent dans tous les aspects de l’activité artistique ; dans la chorégraphie, avec Ana Maria Stekelman ou Catherine Berbessou ; dans le cinéma, avec Sally Potter et Jana Bokova ; dans l’écriture et la poésie, suivant la voie ouverte il y a 40 ans par Eladia Blasquez. Pratiquement absentes du domaine des arts plastiques il y a trente ans, les femmes y sont également aujourd’hui très actives, à l’exemple de Maria Amaral, Martine Viger ou Liliana Rago (JD). Dans le domaine musical, elles ont également investi des domaines nouveaux pour elles, comme le bandonéon : les filles sont par exemple aujourd’hui largement majoritaires dans la classe de bandonéon de César Stroccio au conservatoire de Gennevilliers (SB). Et c’est très largement par l’intermédiaire de voix féminines, comme celles d’Haydée Alba, Susana Rinaldi, ou Sandra Rumolino, que le public français contemporain a découvert la richesse du tango chanté.
Certaines de ces artistes ont cherché à explorer les voies d’une expression spécifique à leur sexe : formation d’orchestres ou de compagnies de danse entièrement composés de femmes, comme Las Malenas et Les Fleurs Noires en France, ou la compagnie Tangomujer aux Etats-Unis ; constitution par les chanteuses d’une répertoire exprimant le point de vue et la sensibilité du beau sexe ; affirmation de la personnalité féminine dans la danse par de très grandes artistes comme Milena Plebs.
Cet essor des femmes peut également être constaté, au delà de la seule sphère artistique, dans toute les aspects de la vie collective tanguera : prise de responsabilités dans la vie associative (la majorité des présidents d’association tangueras françaises sont en fait… des présidentes) ; recherche de relations plus équilibrées dans l’espace du bal (apprentissage du guidage par un nombre croissant de femmes ; prise d’initiative pour l’invitation ; danse entre femmes ; développement des cours spéciaux de « technique femme »). En bref, les femmes sont en train de conquérir un large espace de liberté (CA). Elles refusent désormais de se cantonner au rôle de « potiches », attendant patiemment le bon vouloir du Mâle, et acceptant un rôle dominé, voire passif, dans la danse. Une attitude qui n’est bien sur que le reflet dans le microscome tango d’une évolution sociale beaucoup plus large
Peut-on parler de « féminisation » des valeurs et des codes esthétiques du tango ?
Ce rôle croissant de femmes modifie-t-il les valeurs de cette culture, dans le domaine de l’expression artistique comme dans celui des rapports humains ?
L’existence d’un apport expressif proprement féminin est évoqué, voire revendiqué par certain(e)s artistes. La bordelaise Jo Deyris considère que les peintres femmes ont une manière particulière de voir et de créer, associant, comme le fait Maria Amaral, force et douceur. Pour le groupe de tango « au féminin » Les Fleurs Noires, « la sensualité est une affaire de femmes ». La compagnie de danse Tango mujer affiche même un projet plus radical, celui de remettre en cause la modèle dominant du couple Homme-Femme dans la danse en expérimentant de nouvelles combinaisons : danse à 3, couple de femmes, etc. Quant aux poétesses, elles ont presque par définition, apporté un point de vue féminin sur le rapport amoureux et sur le monde, qui n’était jusque là vu qu’à travers les yeux et les sentiments des auteurs masculins (HA).
Sans nier cet apport, je souhaiterais cependant en souligner les limites. Le gros Troilo, dans ses merveilleux duos instrumentaux des années 1950 avec le guitariste Grela, joue-t-il avec moins de tendresse et plus de force que ne le fait aujourd’hui l’énergique et talentueuse Véronique Rioux ? En quoi les chorégraphies parfois sombres et violentes de Catherine Berbessou et d’Ana Maria Stekelman expriment-elles une douceur typiquement féminine ? Une audition à l’aveugle de Fleurs Noires ou de Las Malenas permet, certes, d’apprécier une fougue juvénile et une réelle qualité sonore, mais ne fournit que peu d’indices sur le sexe des interprètes. On peut se féliciter de ce que la féminisation artistique ait permis à un plus grand nombre de talents, autrefois marginalisés ou étouffés, de s’exprimer, sans pour autant conclure que ce mouvement a entraîné, en tant que tel, un bouleversement majeur des codes esthétiques du tango. De ce point de vue, l’internationalisation de la création tanguera ou le métissage avec d’autres formes d’expression artistiques me semblent avoir eu des conséquences beaucoup plus considérables.
Quant à la relation de couple dans la danse, elle est nécessairement impactée par la revendication féminine de prise d’autonomie et de conquête d’une espace d’expression élargi. Cette demande peut pousser les hommes à réfléchir sur leur propre rôle, et tout particulièrement, à comprendre que le guidage ne consiste pas en une succession d’ordres donnés à la Femme, mais doit plutôt viser à mettre celle-ci en position d’exprimer toute sa grâce et son inventivité. Loin de menacer en quoi que ce soit le rôle de l’Homme, ce recadrage permet à celui-ci d’améliorer la qualité globale de la danse de couple en ouvrant des espaces de liberté à sa partenaire et en la mettant ainsi davantage en valeur. Et ceci ne remet nullement en cause le rapport fondamental de séduction et de désir qui s’établit au sein du couple. Au contraire, il l’enrichit en donnant plus de piquant et d’attrait à l’identité féminine. Et quoi de plus gratifiant pour un danseur que de voir sa partenaire épanouie et admirée ?
Guerre des sexes ou enrichissement de la relation homme-femme ?
Les débats de l’université d’été ont permis de mettre en évidence deux visions opposées des évolutions actuellement en cours dans les relations entre Hommes et Femmes. Pour les « Féministes », l’autonomie croissante des femmes et leur accès à des moyens d’expression nouveaux marque une rupture salutaire avec une oppression machiste, dont le principe reste cependant ancré dans l’esprit de beaucoup d’hommes (CA) et dont il faut combattre avec détermination les derniers soubresauts. Pour les « Conservateurs » (qui sont d’ailleurs souvent, comme j’ai pu le remarquer, des conservatrices), un certain nombre de tendances actuelles, comme la danse entre partenaires de même sexe ou l’asexuation du vêtement, risquent de porter atteinte à l’essence même du tango en brouillant les identités sexuelles et en faussant le rapport fondamental de complémentarité, de désir et de séduction qui est cœur de la danse de couple (SC).
Aucune de ses deux positions ne me satisfait, et voici pourquoi.
Je dirai tout d’abord aux « féministes » que le modèle de l’ «émancipation progressive de la tanguera » sur lequel repose largement leur analyse, n’est pas entièrement confirmé par les faits historiques. Le passé du tango, en effet, ne résume pas à une relation de domination machiste, bien au contraire. Par exemple, une large partie de la poésie tanguera traditionnelle exprime la plainte d’un pauvre garçon abandonné par une femme jouissant visiblement de possibilités de choix amoureux plus étendues que les siennes. Bien loin de la figure du mâle dominateur et bravache, c’est au contraire le personnage d’un homme faible, blessé et humilié devant une femme en situation de supériorité, qui se trouve ainsi au cœur de l’imaginaire du tango chanté. Et, quant au monde réel du bal, les codes d’invitation des milongas traditionnelles y garantissent une totale égalité de choix entre hommes et femmes, libres chacun de lancer et d’accepter de silencieuses et discrètes sollicitations. En poussant le raisonnement à l’extrême, on pourrait alors défendre l’idée qu’il n’y pas eu « libération », puisqu’il n’y jamais eu « domination », mais simplement un système de relations complexes, multiformes, et finalement assez stable entre deux pôles sexués complémentaires plutôt qu’en relation de force.
Quant aux conservateurs (trices), je leur ferai simplement remarquer qu’une expression culturelle finit par mourir si elle ne reflète pas les évolutions de la société qui l’entoure. La reconnaissance de la diversité des orientations sexuelles, le métissage entre courants culturels (et notamment entre danses) autrefois cloisonnés, la revendication d’un rééquilibrage des rapports entre sexes, constituent autant de tendances de fond qui auront nécessairement un impact sur le tango. La recherche de formes d’expressions nouvelles suppose dans ce contexte un foisonnement d’expériences. Certaines d’entre elles, trop coupées de la demande sociale, se révéleront sans lendemain ; d’autres, acceptées et diffusées parce que répondant à une attente, deviendront pendant un certain nombre d’années les nouvelles formes esthétiques dominantes. A refuser cette évolution inévitable au nom du respect d’une authenticité en partie mythique, on risque de figer une culture dans des schémas dépassés et, partant, de la condamner à une progressive attrition.
Mon expérience personnelle du guidage alterné homme-femme donne un exemple d’évolution intéressante vers un rôle accru de la femme qui ne dénaturerait pas l’essence de la relation de séduction. L’alternance des rôles suppose en effet l’établissement entre les deux partenaires d’une communication silencieuse particulièrement intense, car il implique une coordination parfaite au moment du changement de positions. Ce jeu de rôle enrichit la palette des relations de couple : guidage par l’homme, guidage par la femme, ou encore co-guidage, le guideur répondant par un signal fort aux demandes transmises par le guidé sous forme de signal faible. Elle permet également à chacun de retrouver avec un plaisir accru, son identité sexuelle traditionnelle après avoir « joué » sur un spectre de rôles élargi. Il en résulte un très gratifiant sentiment de fusion physique et mentale entre deux partenaires, devenus ainsi parfaitement égaux et complices tout en préservant, voire en amplifiant la tension érotique exprimée par leur danse.
Le tango peut ainsi évoluer dans des voie novatrices tout en restant lui-même, c’est-à-dire en continuant à exprimer, à travers ses multiples variantes et indépendamment des contingences historico-sociales, la réalité universelle et permanente du Désir existant entre deux êtres de sexes opposés[3].
Fabrice Hatem
[1] Cet article constitue une libre interprétation du débat organisé le 31 août dernier lors de l’université d’été du tango sur le thème : « La femme dans le tango : son rôle, sa place », et auquel ont participé, outre l’auteur, Haydée Alba, Christophe Apprill, Solange Bazely, Jo Deyris et Sylvie Krikorian. Les initiales de chacun sont indiquées lorsqu’une idée ou une information de l’article leur sont directement imputable