L’amour, je ne l’ai connu qu’une seule fois dans ma vie. C’était à l’automne 1804, quelques semaines après la grande cérémonie de remise des ordres de la légion d’honneur par Napoléon. Notre château près de Boulogne-sur-Mer était déjà à moitié en ruine, du fait de la lente décadence de notre lignée, encore aggravé par les récents troubles révolutionnaires. J’y habitais alors avec mon père, le baron Bayard, un descendant du chevalier sans peur et sans reproches – c’est du moins c’est ce que prétendait notre famille. Nous recevions souvent la visite de militaires à cheval, dragons ou chasseurs. A moins d’une lieue de là, se trouvait en effet le camp installé par Napoléon pour partir à la conquête de l’Angleterre.
Ce camp – ou plutôt ces camps, car il y en avait plusieurs, répartis en différents lieux depuis Saint-Omer jusqu’à la Côte – étaient de véritables villes, avec leurs avenues tracées au cordeau, qui aboutissaient à de grandes places d’armes assez vastes pour accueillir la revue d’une brigade. On y trouvait tout ce qui est nécessaire à la vie de 200 000 hommes : hôpitaux, magasins, hangars, tavernes. Et n’allez pas croire qu’il n’y avait la à que des tentes comme celles que vous voyez ici : un grande partie des soldats étaient logés – à 14 par lit il est vrai – dans des maisonnettes en bois. Il avaient aussi aussi construit, ici et là de véritables bâtiments en dur, faits de bois et de brique, comme cette « baraque de l’Empereur» édifié pour Napoléon sur une falaise au nord de Boulogne.
La flotte d’invasion était abritée dans un port artificiel creusé pour l’occasion à Winereux, près du fort d’Ambleteuse. Et Le maréchal Soult, soucieux de plaire à son maître, avait même fait dresser par les soldats, à Wimille, une « colonne napoléonienne » de près de 80 mètres de haut, que l’on peut encore voir aujourd’hui, près de trente an après.
Les généraux et les maréchaux s’étaient répartis les châteaux des alentours : Berthier et son grand Etat-major à Heslin L’abbé, Maret à Hermeraingue, le chirurgien Larrey au manoir de Quehen. Enfin Napoléon, quand il venait visiter le camp, logeait au manoir de Pont- de Brique. Notre petit château, en bien piètre état depuis la révolution, avait été quelque peu négligé par les réquisitions, n’accueillant que quelques officiers de moindre rang.
Un jour que je galopais à cheval dans les marais, à un lieue de ce que l’on appelait le « camp de gauche », qui s’étendait au nord de la Liane, d’Outreau au Portel, je le vis. Il s’était cassé la jambe en tombant de cheval et clopinait péniblement, appuyé sur sa jument baie. J’envoyais quérir une calèche au château et l’y ramenai pour lui donner quelques soins.
C’était un lieutenant de chasseurs à cheval. Je ne suis pas très sensible à l’uniforme, mais je dois dire qu’il ne manquait pas d’allure, avec son shako rouge et son habit vert. Et puis, il n’était pas laid, mon Henri, avec son beau visage fin entouré de boucles blondes et ses deux grands yeux bleus, ouverts sur le rêve. Mais surtout, quelle belle voix était la sienne, profonde et chaleureuse, avec sont accent chantant du midi…
Mon père, qui connaissant bien l’adjudant-colonel du régiment – un ancien de l’armée du Roi -, l’avait convaincu de d’autoriser Henri à cantonner dans notre château. Il se rétablissait peu à peu, grâce aux bons de notre chirurgien-barbier, monsieur Levavasseur. Nous avions pris l’habitude de partir en calèche pour de longues promenades, accompagnés de ma femme de chambre pour éviter de trop faire jaser. Quoique de naissance modeste, il connaissait bien la musique et la poésie. Sa voix donnait aux vers de Ronsard et de Du Bellay une couleur chaude et enivrante. Un jour que nous parlions de la Carte du Tendre, il me prit doucement la main, et je ne la retirai pas.
Le soir, au diner, nous fûmes, mon père et moi, comme foudroyés. Pendant le repas, Henri, plutôt que de nous conter quelques-uns de ses exploits guerriers, nous récita quelque vers de Chénier. Nous avions bien connu ce poète : c’était un ami de mon frère Ferdinand, emprisonné avec lui dans la même cellule de la Conciergerie, et guillotiné trois jours avant lui, à la fin de la Terreur. Je me souvenais encore avoir entendu André réciter ces vers à l’endroit même où se tenait maintenant Henri, dans la grande salle du château, alors que j’étais encore petite fille. Ferdinand était là, et aussi ma chère maman, depuis morte de tristesse après avoir perdu son aîné. Cette révolution, que notre famille avait tant applaudie à ses débuts, que de mal nous avait-elle faite ! Alors, mon père et moi, avec le vieux domestique qui servait notre repas, éclatâmes tous trois en sanglots, laissant Henri interdit et confus.
Deux jours plus tard, nous étions devenus amants. Puis, après un mois d’exaltation et de promesses, il partait pour l’Allemagne avec son nouveau régiment, le 9ème hussard. Je lui donnais une boucle de mes cheveux dans un petit pendentif en or gravé de mon prénom, Pauline. Ses lettres, d’abord nombreuses, nous contèrent d’abord ses fabuleux exploits des campagnes d’Autriche et d’Allemagne. Mais elles devinrent ensuite plus rares, puis cessèrent. Sans l’oublier tout à fait, je me consolais par de grandes promenades à cheval. L’été, je louais souvent avec les frères De Guescle un navire de pécheurs dans le port de Boulogne pour de petites croisières jusqu’à la baie de Somme. Je pratiquais aussi l’épée avec eux, car je suis une fille solide, qui a toujours aimé l’exercice… Et puis cela me rappelait un peu mon hussard….
10 ans plus tard, Henri resurgit du néant. Je vis un soir une maigre et longue silhouette franchir la porte du château. Il avait bien changé depuis notre dernier baiser ! Une grande balafre sur la joue gauche, un grand trou noir à la place des dents du devant, le bras droit transformé en moignon… Mais surtout, tant d’amertume dans sa voix éraillée. Il me raconta ses batailles : la gloire à Austerlitz et à Iéna, puis l’horreur d’Eylau et des guerres d’Espagne, la mâchoire fracassée à Rio del Seco, le bras emporté à Smolensk, mon pendentif volé à l’hôpital de Vilna. Je l’accueillis, comme autrefois, et tentai de retrouver les émotions de ma jeunesse perdue, mais l’amour avais cédé la place à une sorte de dégoût devant ce fantôme grimaçant de mon unique amour de jeunesse. Mon père mort, seule héritière, j’étais devenue la baronne Bayard, mais aussi une vieille fille au cœur abimé par les deuils et les déceptions. Lui n’était plus qu’un invalide aigri et désargenté. Après trois jours, je lui donnais 100 louis pour qu’il s’en aille. C’était d’ailleurs cela qu’il était venu chercher : un peu d’argent. Il partit la nuit même, sans un merci et sans un au revoir, et plus jamais je ne le revis.