Vienne, le 14 décembre 1805
Lorsque Dorsenne m’a proposé le poste de tambour-major des grenadiers à pied de la Garde, pensez si j’ai sauté sur l’occasion : enfin, de quoi nourrir convenablement ma petite nichée, dans l’une des positions les plus en vue des musiciens de la Grande Armée ; un uniforme à faire palir de jalousie le Cirque Franconi… tant pis pour ma carrière de compositeur. Mais le problème, c’est qu’il a la bougeotte, notre Empereur ; et pour faire suivre ma famille, c’est bien difficile.
Tenez, en ce moment nous sommes à Vienne. Cela fait maintenant un mois que nous sommes entrés dans la ville, et je n’oublierai jamais ce moment de gloire : à la tête des musiciens de la garde impériale, j’ai été l’un des premiers à franchir les portes de la capitale de l’empire d’Autriche.
De toute l’armée, ce sont les musiciens, surtout ceux des grenadiers à pied et des chasseurs à cheval qui ont été les plus admirés. il faut dire qu’ils ont fière allure, ceux-là, avec leur pelisse bleu celeste et leur colback en fourrure blanche. Les autrichiens ne semblent pas trop nous en vouloir des morts de la guerre : certains semblent même plutôt contents de voir nos soldats rabattre un peu leur caquet à leur Empereur et à sa troupe d’aristocrates chamarés. Et puis, il aiment bien les musiciens.
Mais ma femme Catherine est grosse de 7 mois. Pour préparer ses couches, nous avons trouvé un petit appartement de 4 pièces, au 3er étage d’un immeuble du centre de Vienne. Tout ici, est bien rangé et bien tenu. Pour les domestiques, pas besoin de les surveiller constamment : ils sont d’une honnêteté scrupuleuse, et, pour la propreté, pourraient en redire à beaucoup de maîtres et d’officiers français.
Vienne est une ville entièrement occupée… par la musique. Où que l’on se trouve, dans les tavernes, dans les théâtres, et même dans la rue, on trouve des musiciens en train de jouer, depuis le grand orchestre de l’Opéra jusqu’à d’humbles chanteurs itinérants. Ici, la musique est une institution, et la création d’un œuvre un événement important qui rassemble toute ce compte dans la ville. Tenez, pas plus tard que le mois dernier, le 20 novembre, nous sommes allés à l’opéra de la ville, pour assister à la création de Leonore, le premier opéra d’un musicien fort connu ici – surtout pour ses symphonies et sa musique de chambre – Louis de Beethofen. Il y avait là beaucoup d’officiers français, mélangés au public viennois. L’accueil, je dois le dire, n’a pas été très bon, car les chanteurs étaient plutôt médiocres. Beaucoup de Viennois sont partis avant la fin du spectacle.
On dit beaucoup de choses sur ce Beethofen. Il paraît qu’il a beaucoup admiré Bonaparte en l’honneur duquel il à composé une symphonie, mais qu’il l’a déchirée quand il s’est proclamé empereur. On dit aussi qu’il a très mauvais caractère et qu’il est un peu sourd. Un curieux personnage, mais quelle musique passionnée, romantique, héroïque, qui élève le cœur et l’esprit. Autre chose que le « Veillons au salut de l’Empire » ou « J’aime l’oignon frit à l’huile » que nous répétons à chaque parade avec ces balourds de tambours de la Garde. Cela m’a donné envie de retravailler à l’opéra que j’avais commencé il y a 10 ans. Mais avec les trois petites filles et mes obligations au régiment, ce n’est vraiment pas facile. Enfin, il paraît qu’après la victoire que nous venons de remporter, la paix est pour bientôt. J’aurai davantage de temps, alors, pour reprendre l’écriture.