Paris, le 4 juin 1823
Il y trois jours, nous avons appris une bien triste nouvelle : le grand maréchal Davout, le meilleur des officiers de l’Empereur, celui que nous appellions « le juste », a cessé de vivre. Moi, Philibert Dessus, sous lieutenant en demi-solde, j’ai eu l’honneur de servir sous ses ordres, division Gudin, pendant les glorieuses campagnes d’Autriche, de Prusse et de Pologne. Il était peut être myope et chauve, notre maréchal, mais pour la guerre, c’était un Samson et un Aigle. Il faut voir comment il a enfoncé des prussiens deux fois plus nombreux que nous, à Auerstaedt. Paraît même que l’Empereur en a été un peu jaloux.
Pour sur, on avait peur de lui, il ne badinait pas avec la discipline. Je me souviendrai toujours du jour terrible où j’ai dû participer à un peloton d’exécution, pour fusiller deux chapardeurs qui avaient volé quelques poules et un jambon, près de Koeningsberg. Le plus jeune, pas 19 ans, il pleurait, il criait, il appelait sa mère. Au dernier moment, il a réussi à s’enfuir, le poteau attaché dans dos. Il a fallu lui courir après et le tirer comme un lapin. C’est Davout en personne qui l’avait condamné, alors que ses officiers penchaient pour la clémence. Le régiment a grondé contre lui, ce soir-là. Certains se sont même mis à l’appeler « la bête ». Il faut dire que depuis 2 jours, nous ne mangions pour ainsi dire rien. Faire mourir de braves soldats pour un jambon !!
Mais au moins, dans son corps d’armée, nous ne sommes pas devenus une bande de pillards, comme ceux de Victor, qui ont déshonoré l’armée en Espagne et en Allemagne. C’est vrai, la discipline et l’exercice étaient durs, mais il s’occupait vraiment de ses hommes. Quand nous étions cantonnés à Bruges, il avait même dépensé 30 000 francs de sa poche pour nous procurer des chaussons et des sabots, nous nous éviter d’user nos chaussures. Et il ne roulait pas sur l’or, comme ces voleurs de Soult et de Masséna… Résultat : toujours superbes à la revue, toujours vainqueurs sur le champ de bataille, et l’Empereur qui ne tarissait pas d’éloges.
Pour moi, c’était déjà terminé en 1809 : une jambe fracassée à Wagram, la cuisse amputée par le chirurgien Percy en personne, et direction les Invalides. Mes amis du régiment ont continué à venir me voir jusqu ‘en 1812, et puis plus rien : la Russie les a tous mangés. Après Waterloo, j’ai quand même retrouvé Dupuis, et Lefeu, du 3ème de ligne comme moi : et comme ça, jour après jour, ça fait maintenant 10 ans qu’on bivouaque avec nos souvenirs.
Mais, depuis que le gros cochon Capet Frère est revenu dans les bagages de nos nouveaux amis les ennemis, ceux qui ont donné leur sang pour la France sont traités comme des parias : demi-soldes, brimades, mouchards… A peine si on ne m’a pas chassé des Invalides pour me laisser crever de faim et de froid sous une poterne.
Apprendre que Davout était mort, ça nous a comme foudroyé, on avait l’impression que c’était sur notre jeunesse que la tombe se refermait. Alors, aujourd’hui, pour l’enterrement, on a fait le mur, avec les autres anciens, pour saluer notre chef une dernière fois. Tant pis si cette veille ganache de Latour-Maubourg a voulu nous consigner : nous sommes là, au Père Lachaise, avec nos vieux uniformes et nos béquilles, pour la dernière revue du 3ème corps.