Editeur : La Salida n°46, décembre 2005-Janvier 2006
Auteur : Graciela H. López
Silencieux (Callados)
Un doux courant de sympathie s’était déjà créé au premier regard. Leur première danse dégagea un suave parfum d’inconnu et d’expectative. Ils étaient un peu tendus, mais, malgré cela, elle se sentait en sécurité dans ses bras.
Ce ne fut pas n’importe quel tango. Pavadita n’est pas une bétise quelconque, pensa-t-elle. .
Après la fin de la danse, ils restèrent silencieux, sérieux, un peu mal à l’aise, regardant sur le côté en attendant que la musique recommence.
Cela semblait un accord tacite. Ils savaient que toute parole, même la meilleure, romprait le petit fil enchanté qu’ils avaient cousu en dansant.
Au second tango, il prit l’initiative de lui faire des propositions plus compliquées. Elle accepta et l’accompagna avec des pas petits et tendres à chaque temps. Ils parlèrent ainsi, en silence, avec le va-et-vient de la cadence, pause, câlin et mesure. Corps à corps, en sentant allez savoir quel battements, quels tressaillements, quelles douleurs que les paroles ne peuvent nommer.
Elle percevait la chaleur de cet homme qui savait vraiment conduire la danse, d’une manière sensible et talentueuse. Il nota avec plaisir la délicatesse et la manière soignée et attentive avec laquelle elle suivait ses pas.
Quand ils cessèrent de danser, chacun dit un laconique « merci » a peine susurré.
Depuis lors, quand ils se rencontraient dans uneuelque milonga, ils cherchaient avec les yeux, souriaient et dansaient.
Cela fait déjà longtemps que cette cérémonie se répète. Jamais ils ne se sont dit une seule parole, jamais ils ne se sont vus en dehors de la piste. Ils dansent et leur tango est une rencontre passionnée, douce et fugace. Chaque tango pourrait être le dernier. Ils ne connaissent pas leurs noms, ils ne parlent à personne, il n’y a pas de rendez-vous, de promesses ou de reproches.
La femme vit un peu solitaire. Lui, au contraire, non. Il va danser de temps en temps parce que c’est sa passion la plus profonde, comme d’autres vont au football ou au café. Il est marié et s’occupe, avec son épouse, d’un petit commerce comme il en reste encore quelques-uns, sur l’avenue José C. Paz. Cela fait 18 ans qu’ils sont mariés et ils n’ont pas pu avoir d’enfants. Il y a quelques temps, ils ont décidé d’en adopter un. .
Aujourd’hui, justement, ils vont rencontrer le juge des mineurs qui les a convoqués. Ils vont être entendu en audience, et c’est quelque chose qu’il n’a jamais fait dans sa vie.
Pendant qu’ils attendent, il essaye de rassurer sa femme, bien qu’il soit lui-même nerveux et inquiet. Peut-être le juge ne va pas pouvoir leur donner d’enfant, ou peut-être va-t-il penser qu’il ne va pas être un bon père, ou qu’il est déjà trop vieux… tant de choses qui lui viennent à la esprit alors qu’il est assis là en attendant. Comme quand il était collégien.
Quand vient leur tout et qu’il la voit, il ressent un choc terrible. Malgré la robe de juge et sa majesté impressionnante, il reconnaît immédiatement. Il reste honteux et au début ne peut même pas parler.
Elle doit faire un effort énorme pour reconnaître dans cet homme effrayé et confus le mâle fort et sur qui, certaines nuits, lui permet de rêver.
La parole est prise au début par l’assistante sociale et le psychologue, tandis que la magistrate, tremblant légèrement, essaye de mettre en ordre quelques idées, quelques compétences et des souvenirs fous qui lui reviennent d’un peu partout, sans rime ni raison.
Pendant ce temps, il continue à regarder le carrelage du sol, obstinément, en comptant et recomptant les dalles. Il écoute son épouse qui parle pour les deux, assise à côté de lui :
« Madame le juge, n’allez pas croire qu’il est comme ça, toujours aussi timide, c’est parce que nous sommes nerveux, mais en fait mon mari est quelqu’un de très bien ».
La juge sourit, déjà totalement remise, attendrie, presque amusée.
Je suis complètement sure de cela, dit-elle, je ne doute pas qu’il sera un père sensible et sur. Il y a des choses que l’on devine sans parler.
Il lève la tête pour la première fois et lui sourit. L’entrevue se termine avec de chaleureux serrements de mains et des vœux de bonheur. .
Une de ces nuits, qui sait quand, ils se retrouveront peut-être pour danser à nouveau, silencieux, comme toujours.
Graciela H. Lopez : écrivain, milonguera et psychanalyste argentine
La narratrice de Secrets d’une milonguera, un livre de nouvelles auquel appartient « Silencieux ». crée ses personnages à l’image des milongeros côtoyés depuis tant d’années qu’elle organise et fréquente les milongas. Elle le fait avec affection, et l’on ne peut s’empêcher de sentir pour eux de la tendresse, de la sympathie et de la compassion. Ce sont des êtres humains à la recherche du plaisir de danser le tango, souvent adonnés à ce plaisir pour alléger la charge de solitude, de déception amoureuse et de frustration quotidienne. Dans ses contes brefs et profonds, Graciela raconte les petites et grandes rencontres et ruptures entre hommes et femmes de tous les jours. Des êtres pour lesquels danser le tango est "cette fête qui met le coeur dans les jambes et la tête dans les nuages". (…)
Les milongas de Buenos Aires ont ce « je ne sais quoi » qui permet qu’arrivent des choses comme celles qui sont racontées dans Silencieux, un hommage à la communication, rendue possible au-delà des différences, par le tango. Narratrice sobre mais richement expressive, elle tire parti de sa profession pour observer l’âme humaine et la comprendre, la refléter sans jugements de valeur ou idées préconçues. Elle récrée, avec un art exquis, la réalité très spéciale des milongas de Buenos Aires – où le tango peut être "une rencontre passionnée, douce et fugace".
Margarita Guerra