Editeur : La Salida n°42, fevrier-mars 2005
Auteur : Fabrice Hatem
Troilo et ses chanteurs
Anibal Troilo (1914-1975) incarne avec Osvaldo Pugliese l’épanouissement, dans les années 1940, de la révolution artistique initiée par Julio de Caro, et qui avait pour ambition d’améliorer, sur tous les plans, la qualité musicale du tango. Pichuco enrichit cet héritage par deux apports spécifiques : d’une part, ses qualités exceptionnelles de bandonéoniste ; et, d’autre part, un intérêt particulier pour les textes chantés, qui en fera l’un des propagateurs majeurs de la poésie tanguera du milieu du 20ème siècle. Une grande partie de son œuvre, en tant que compositeur et directeur d’orchestre est, en effet, consacrée à la mise en musique et à l’accompagnement de textes qui sont souvent de grande qualité littéraire.
Troilo a de ce fait mis en valeur de manière particulièrement émouvante le talent des chanteurs qu’il a accompagnés, et notamment Francisco Fiorentino, Floreal Ruiz, Alberto Marino, Edmundo Rivero, Roberto Goyeneche . Il a également largement contribué à populariser les poètes tangueros des années 1940 et 1950, aux premiers rangs desquels on peut citer Cátulo Castillo, Enrique Cadícamo, Homero Expósito, Homero Manzi, Enrique Discépolo, avec lesquels il a entretenu d’intenses relations amicales et artistiques. Cette attirance pour la poésie chantée le distingue de Pugliese, plus attiré par l’innovation instrumentale stricto sensu, mais qui au contraire accorde un peu moins d’importance aux textes et au chanteurs.
Troilo nous a également laissé, ne l’oublions pas, une œuvre purement instrumentale du meilleur niveau artistique. Il a su ainsi réaliser une synthèse équilibrée entre trois domaines majeurs du tango : la poésie chantée, la musique et la danse. Car la plupart de ses interprétations sont réalisées dans le but de servir de base à la danse, et y réussissent magnifiquement.
Aux sources de l’esthétique de Troilo
Né dans le quartier de Palermo en 1914, Troilo reçoit une formation relativement rudimentaire au bandonéon, ce qui ne l’empêche pas, avant d’avoir atteint sa vingtième année, au début des années 1920, de s’imposer comme l’un des meilleurs interprètes de cet instrument. Il intègre entre 1928 (sic) et 1935 les plus grands orchestres de l’époque, parmi lesquels on peut citer, entre autres, ceux de Ciriaco Ortiz, Julio De Caro, Alfredo Gobbi, ElvinoVardaro, et même, fugacement, Juan d’Arienzo.
Toute son œuvre sera profondément marquée, comme celle de son contemporain Osvaldo Pugliese, par l’influence de l’école De Carienne, caractérisée par une préoccupation de qualité à tous les stades de la création et de l’interprétation musicale : écriture d’un nouveau répertoire adapté à la sensibilité rénovatrice, arrangements plus fouillés avec recours à la polyphonie et introduction d’harmonies plus subtiles, travail approfondi sur les nuances et l’interprétation. Les deux grands bandonéonistes de Julio De Caro, Pedro Maffia et Pedro Laurenz, joueront en particulier un rôle-clé pour le développement des possibilités expressives de leur instrument, notamment dans trois domaines : la recherche d’un phrasé nuancé et mélodieux ; l’utilisation du bandonéon pour la pulsation rythmique et la conduite orchestrale ; l’introduction d’effets dramatiques à travers des sonorités déchirées et parfois brutales. En tant qu’interprète, Troilo apparaît comme l’héritier et le continuateur direct de cet apport.
Naissance d’un style
{mosimage}Pichuco fonde sa première formation en 1937. Ses premiers enregistrements datent du début des années 1940, et dès ce moment, les principaux éléments de son style sont déjà en place : arrangements relativement élaborés mais suffisament clairs pour rester dansables ; rôle alternativement rythmique et mélodique des bandonéons ; fonction essentiellement mélodique des violons ; utilisation du piano, dans une sonorité très claire et une attaque assez détachée, en contrepoint des phrases principales ; alternance de passages en tutti et de solos instrumentaux ; exploitation de toutes la gamme des nuances, depuis des passages mélodiques en piano jusqu’à des forte mobilisant toute la puissance de la masse orchestrale en aboutissement de vertigineux crescendo.
Mais c’est surtout dans le traitement du chant que Troilo va réaliser une innovation majeure, en donnant une large place, voire le rôle dominant au chanteur, dont l’interprétation est désormais servie par l’ensemble de l’orchestre. Jusque-là, l’intervention du chanteur de tango se faisait en effet selon deux modalités opposées : soit il s’agissait d’une vedette dont la présence écrasait complètement les musiciens, réduits à une simple fonction de soutien harmonique et rythmique sans grande recherche artistique ; soit il n’intervenait que de manière limitée, en interprétant quelques vers au milieu de morceaux presque entièrement instrumentaux. Troilo ouvre la voie à un nouveau style, celui du du tango orchestral chanté : le chanteur – et la poésie qu’il interprète – apparaissent désormais comme une composante fondamentale de l’orchestre, ce qui n’empèche pas d’exploiter à fond les capacités expressives des « autres » instruments grâce à des arrangements très travaillés. La musique de Troilo pourrait ainsi se comparer à un bel écrin précieux mettant en valeur l’or de la poésie.
Les chanteurs de Troilo
L’histoire commence avec Francisco Fiorentino (1905-1955). Au départ bandonéoniste, « Fiore » se produisit en tant qu’instrumentiste dans quelques-uns des plus grands orchestres de l’époque, interprétant à l’occasion quelques couplets. Mais sa carrière de vocaliste prit véritablement son essor à partir de 1937. Il fut alors le premier chanteur à intégrer, entre 1937 et 1944, l’orchestre de Troilo, qui fit de lui une véritable vedette. Il nous a laissé de très belles interprétations datant du début des années 1940, qui permettent d’apprécier sa voix de ténor claire, expressive, pleine de nuances, comme Pa’que bailen los muchachos, Toda Mi Vida, Tinta Roja, Percal, Malena ou Los mareados.
Dès cette époque, la structure générale de l’accompagnement est en place. L’œuvre commence par une longue introduction orchestrale, laissant le temps à tous les instruments de s’exprimer successivement en tutti et en solo. Ce passage met en quelques sorte l’auditeur « en condition » pour l’écoute du texte poétique à travers l’exposition, à la fois très clairement reconnaissable et très « dramatisée » des principaux thèmes de l’oeuvre. Puis intervient longuement le chanteur, qui interprète une strophe et le refrain, avec un accompagnement de contrechants orchestraux très travaillés. Après un passage strictement instrumental assez court reprenant en variation les thèmes de l’œuvre (avec souvent un petit solo de Troilo au bandonéon), le chanteur conclut assez rapidement en interprétant en général la seconde strophe.
En 1942, enthousiamé par la voix d’un jeune ténor d’origine italienne, Alberto Marino (1920-1989), Troilo décide de l’incorporer dans son orchestre où il se produira pendant 6 ans, jusqu’en 1947. Il y côtoiera Fiorentino, puis, plus tard, Floreal Ruiz, avec lesquels il interprétera de nombreux duos. Ses grandes qualités vocales, qui lui valurent d’être surnommé « la voix d’or de Buenos Aires », apparaissent clairement dans son interprétation émouvante de Café de los Angelitos ou dans celle, plus sobre, presque intimiste, de Maria, deux textes de Catullo Castillo.
Puis l’orchestre accueille entre 1944 et 1948, le chanteur Floreal Ruiz (1916-1978), qui venait de quitter l’orchestre de Alfredo de Angelis. Un ténor très aimé par les portègnes, mais dont la voix me semble moins claire que celle de Fiorentino et parfois même un peu nasillarde. Il nous a tout de même laissé de très belles interprétations, entre autres, de Romance de Barrio, ainsi que de plusieurs œuvres de Homero Exposito comme Yuyo Verde, la valse Flor de Lino, Naranjo en Flor. Ces compositions présentent la même structure que les précédentes, avec une longue introduction orchestrale, puis deux interventions du chanteur entre lesquelles s’intercale un passage instrumental.
Entre 1947 et 1951, Edmundo Rivero (1911( ?)-1986) intègre l’orchestre de El Gordo. Guitariste de formation, il avait auparavant chanté dans l’orchestre de De Caro, puis de Horacio Salgán. Sa voix de basse-baryton contraste avec les tessitures plus hautes des chanteurs précédents. Il développe un large registre expressif : la nostalgie de ses inoubliables interprétations de Sur ou de Cafetin de Buenos aires ; le tragique très noir de Confession et de La Ultima Curda ; l’humour souvent sarcastique des chansons « lunfardesques » qu’il interpréta – et souvent écrivit – dans les années 1950 et 1960, après son départ de l’orchestre de Troilo.
{mosimage}A partir du milieu des années 1950 jusqu’en 1963, Troilo va accompagner un autre grand chanteur, Roberto Goyeneche (1926-1994). « El Polaco », est un enfant de la balle, neveu du Pianiste Roberto Emilio Goyenche. Il ne reçut cependant pas de formation musicale particulière. Le succès fut d’ailleurs long à venir, et il dut longtemps travailler comme chauffeur de bus pour gagner sa vie tout en poursuivant ses activités de chanteur. Il rejoignit l’orchestre de Troilo en 1955 après être passé par celui de Horacio Salgan. Doté d’une voix de baryton très expressive, il interprète les textes autant qu’il les chante, mettant en valeur chacun des mots par une diction très travaillée. Ses interprétations des grands poèmes de Manzi, comme Barrio de Tango et Sur (1948), ou de Catulo Castillo, comme Tinta Roja et de La Ultima Curda sont d’une très grande valeur artistique. L’écoute de ces œuvres permet également d’apprécier la maturation de l’accompagnement instrumental, qui, tout en s’inscrivant dans les structures définies dès le début des années 1940, gagne en richesse et en puissance dramatique (nuances, développements, variations, solos instrumentaux).
Troilo fut pour tous ces chanteurs un ami et un guide bénéfique. Il sut découvrir et mettre en valeur leur potentiel artistique, faisant d’eux des vedettes alors qu’ils étaient parfois presque inconnus en intégrant son orchestre. Il noua avec la plupart d’entre eux de profondes amitiés, notamment avec Goyeneche, de vingt ans son cadet, avec lequel il entretenait une relation quasi-paternelle. Cette amitié se poursuivit bien après leur départ de l’orchestre, lorsque ces chanteurs furent devenus, largement grâce à Troilo, des solistes capables de poursuivre une carrière autonome. Beaucoup d’entre eux continuèrent d’ailleurs à enregistrer de temps en temps avec lui, comme par exemple Rivero et Goyeneche dans les années 1960.
L’œuvre instrumentale
L’œuvre de Troilo ne se limite pas, bien sur, à la mise en valeur de la poésie chantée, mais possède également un important volet instrumental, avec des formations très diverses. S’il a su exploiter le potentiel dramatique de grands orchestres (jusqu’à 14 musiciens), il a également créé des sonorités délicates et presque intimistes dans le cadre de petits ensembles, comme le quatuor qu’il forma entre 1953 et 1963 avec le guitariste Roberto Grela. L’écoute des enregistrements réalisés à l’époque par cette formation, comme Nunca Tuvio Novio ou Silbando, permet d’admirer les qualités d’interprète de Troilo dans des solos et des duos d’une très grande sensibilité. Tous ceux qui ont vu Troilo jouer disaient d’ailleurs qu’il créait pendant ses solos une atmosphère quasiment magique, non seulement de par la beauté de sa musique, mais aussi par le magnétisme qui émanait de sa personne.
Fabrice Hatem
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Discographie indicative
Troilo-Fiorentino, Yo soy el tango, Collection Sentir el Tango, Altaya éd., n°2, 1999
Troilo- Rivero, El Ultimo organito, Collection Sentir el Tango, Altaya éd., n°25, 1999
Troilo – Marino, Mi tango triste, Collection Sentir el Tango, Altaya éd., n°36, 1999
Troilo-Goyeneche, Sur, Collection Sentir el Tango, Altaya éd., n°43, 1999
Anibal-Troilo-Roberto Grela, Collection Sentir el Tango, Altaya éd., n°50, 1999
Troilo-Floreal Ruiz, Romance de Barrio, Collection Sentir el Tango, Altaya éd., n°13, 1999
La ronde des surnoms
Il était de coutume dans le milieu des tanguero, comme d’ailleurs dans celui du jazz, de donner des surnoms aux artistes. Troilo et ses chanteurs se faillirent pas à la règle.
Francisco Fiorentino : « Fiore » (fleur), diminutif affecteux de son patronyme.
Alberto Marino « La voix d’or du tango », surnom donné par Alfredo Gobbi, en référence à la limpidité de sa voix de ténor.
Floreal Ruiz : « El Tata » (le patron), parce que ses qualités vocales étaient particulièrement admirées par ses collègues.
Edmundo Rivero : « El feo » (le laid), parce qu’il était laid, souffrant d’une maladie se traduisant par une déformation et un épaississement des os.
Roberto Goyeneche : « El polaco » (le polonais). Quoique l’origine basque, ses cheveux blonds et ses yeux bleux suggéraient une origine centre-européenne ; « Pibe » ( petit), surnom affectueux donné par Troilo.
Anibal Troilo : El Gordo (le gros) parce qu’il était gros. Pichuco
Pour en savoir plus sur Anibal Troilo : /2006/08/12/le-musicien-anibal-troilo/