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Musique et musiciens d'hier

Pugliese, philosophie de musicien, interview de Roberto Alvarez et Diego Lerendegui

pugliese1 Editeur : La Salida n°43, avril-mai 2005

Auteur : Mariana Bustelo

Pugliese, philosophie de musicien, interview de Roberto Alvarez et Diego Lerendegui

Lors de la récente visite à Paris de l’orchestre Color Tango, Roberto Alvarez (directeur, bandonéon) et Diego Lerendegui (violon) – deux musiciens qui ont longtemps fait partie de l’orchestre de Pugliese – ont accepté de nous faire partager leurs souvenirs.

Vous préparez un CD avec des morceaux inédits d’Osvaldo Pugliese. Comment ce disque est-il né ?

DL : Comme nous connaissions bien le maître, nous savions qu’il avait composé plus de 100 œuvres. Mais il en a enregistré très peu, car il était très humble. Jamais il mettait plus d’une de ses compositions dans un disque. Il existait quelques tangos publiés mais non enregistrés, et nous connaissions l’existence d’autres oeuvre que Pugliese avait amenées une fois au répétions, puis que ne nous n’avions jamais revues.

RA : Depuis toujours, Diego voulait faire un disque avec les morceaux d’Osvaldo qui n’ont jamais été enregistrés. Un jour nous avons discuté là-dessus avec sa veuve Lidia qui nous a laissé fouiller ses archives et nous a donné un matériel extraordinaire incluant des morceaux où il manque encore quelques mesures. En reprenant les manuscrits incomplets, nous avons achevé la composition. Il y a également des oeuvres qui datent de ses débutsen tant que compositeur, comme « La paponia ». En outre, il y a des morceaux signés avec un pseudonyme, comme s’il n’avait pas osé les signer sous son nom car il n’était pas très sûr de ce qu’il avait écrit. Pour nous c’est un grand défi de jouer de la musique de Pugliese non enregistrée et non arrangée, dont il n’existe que la partition originale, car il faut trouver ou retrouver la sonorité de Pugliese. Nous sommes ravis, car les morceaux que nous avons déjà enregistrés ont été très bien accueillis.

Comment peut-on caractériser l’orchestre de Pugliese des années 50 ?

RA : Pugliese était un directeur très particulier car il exploitait le talent de chaque musicien. Il les engageait a écrire, à apporter des idées. C’est pour cela que son orchestre et sa discographie sont si riches. Ce n’est pas à lui que l’orchestre appartenait exclusivement, mais à tous ses musiciens qui apportaient leurs idées originales, sous la supervisation du maître. Ceci explique que chaque orchestre de Pugliese ait eu une sonorité particulière du fait des interprètes qui le constituaient. Celui des années 50 a été le meilleur, avec Ruggiero au premier bandonéon et Camerano au premier violon. Ces deux musiciens ont le mieux incarné le style Pugliese, ce qui explique qu’ils n’aient jamais pu être remplacés par la suite.

Ces musiciens avaient une forme d’accentuation très spéciale que nous essayons de retrouver. La mesure est de quatre noires, donc quelque chose de très carré. Pugliese, en plus d’accentuer le premier et le troisième temps de la mesure, anticipe de quelques fractions de secondes par rapport au rythme. Ainsi, dans le second temps, se produit une attente pour récupérer le rythme. Ceci caractérise le jeu de l’orchestre des années 1950. Mais avec le temps cela s’est perdu, du fait de l’incorporation d’autres musiciens que Pugliese, plus âgé, n’a pas eu envie de former.

Comment parvenait-il à toucher le public tout en gardant la qualité musicale ?

DL : Concernant le tango dansé, nous avons eu la chance de jouer dans des vrais bals populaires. Pugliese n’avait jamais un ordre établi à l’avance. Il regardait ce que le public aime, comme un Dj. Si les gens voulaient danser la valse, il jouait des valses. A ses côtés, on pouvait apprendre à observer les signes de ce que le public aime. Sa philosophie était très cohérente. Oscar Wilde considère que l’œuvre d’art vaut pour elle-même, que c’est au public de s’élever pour accéder à elle. Pugliese pensait le contraire.

RA : Il savait toucher le public. C’est pour cela qu’il a été l’un des plus grands directeurs d’orchestre. S’il y avait un très bel arrangement de violon qui dérangeait le chanteur, Pugliese proposait de changer l’arrangement même si les musiciens s’y opposaient, car il disait que le public n’allait pas savoir s’il devait écouter le chanteur ou les violons. Si, en jouant un morceau, il voyait que le public ne réagissait pas positiviment, il considérait que ce n’était pas la peine de continuer à le jouer ou de l’enregistrer. Aujourd’hui, on peut de nouveau faire cela. Mais, pendant toute une époque, les musiciens (de tango, ndlr) enregistraient en studio sans savoir si cela plairait. C’est très différent de jouer d’abord en bal, pour voir si ça marche.

Quelle était sa personnalité ?

RA : Un fois Pugliese m’a dit quelques mots que je n’oublierai jamais : « il ne faut pas tomber amoureux de ce qu’on a écrit. » Il arrive au musicien de passer des heures à réfléchir à ce qu’il écrit, jusqu’à tomber amoureux de sa production, et puis ce qu’il propose déplaît aux musiciens lors de la première répétition. Alors, il vaut mieux laisser tomber et ne pas s’obstiner. Ce genre d’attitude permet d’aboutir à de bons résultats. Mais il faut pour cela avoir une grande maturité. Les jeunes qui font des études d’harmonie et de composition veulent verser dans leurs arrangements tout ce qu’ils ont appris, mais le temps nous apprend qu’un silence vaut davantage que mille notes.

DL : Pugliese était d’un grande humilité. A mon arrivée à l’orchestre, je gagnais très peu, j’étais un inconnu, mais il m’a traité comme les autres. Il m’a demandé ce que je savait faire, si je voulais écrire de la musique ou me charger de quelque chose de particulier dans le fonctionnement l’orchestre. Parfois, dans les périodes où la démocratie revenait en Argentine, il faisait des réunions politiques où il parlait avec nous. Il discutait avec nous des contrats, en nous apprenant le métier. Il jouait des morceaux et des arrangements de tous ses musiciens. Il y a des artistes qui donnent face au public une image progressiste, mais ils ne le sont pas véritablement. Pugliese était encore plus progressiste face à ses musiciens que face au public.

RA : Nous sommes très marqués par cela. C’est pourquoi Color Tango fonctionne comme une coopérative où l’on discute les contrats et on prend des décisions par vote. Chaque musicien dispose d’un certain nombre de points en fonction de ses responsabilités. Les répétitions sont des ateliers où l’on élabore, construit collectivement les arrangements, comme c’était le cas chez Pugliese.

Pouvez-vous nous raconter quelques anecdotes ?

RA : Quand nous jouions dans des hôtels de luxe, Pugliese en profitait pour rentrer par la cuisine pour saluer les travailleurs, ce qui les rendait fous d’enthousiasme. Il était très populaire, très aimé. Son comportement était toujors exemplaire. Tout cela était en rapport avec son idéologie qui lui a marqué un chemin et une conduite. Il consultait le parti communiste quand il était face à une décision complexe, comme lorsque, du fait du manque de travail, il reçu des propositions pour dissoudre l’orchestre et former un sextuor.

DL : Mon premier arrangement fut désastreux et les collègues, qui sont parfois très cruels, se moquèrent de moi. Pugliese aurait pu ne dire brutalement comme certains, : « recommence ; mais si c’est encore raté, arrête de faire des arrangements ». Il il fut au contraire très respectueux. Il m’a appelé et a corrigé de sa propre main les parties qui ne lui plaisaient pas. Son attitude m’a déconcerté d’abord, car je me demandais pourquoi il faisait tout cela pour moi. Mais ensuite, j’ai compris que c’était pour que je continue dans le tango. En tant que directeur, il encourageait tout le monde. Quand un de ses musiciens ne joue pas bien, le directeur ne peut pas rester sans rien faire, il doit essayer de lui faire donner le meilleur de lui-même, et c’est ce que faisait Pugliese. C’est pourquoi tous ses orchestres ont joué si bien.

Propos recueillis par Mariana Bustelo

Pour en savoir plus sur Pugliese : /2006/04/28/le-musicien-osvaldo-pugliese/

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