Editeur : La Salida n°18, avril-mai 1999
Auteur : Virginia Gift
Le tango finlandais
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La Finlande fait penser au soleil de minuit, au ski de fond et au sauna… . Mais le tango ? et cependant, où, ailleurs dans le monde, pouvez-vous voir un festival d’une semaine rassemblant plus de 100000 participants payants ? Ce qui, pour une population de 5,1 millions donne à la Finlande le pourcentage mondial le plus élevé de pratiquants. Récemment, un théologien finlandais de renom a proposé que le tango Saturnaa soit inclus dans le livre de prière officiel de l’église luthérienne. Les finlandais prennent leur tango au sérieux ! ! !
La première »semaine du tango » – tangomarkkinat -, organisée en 1980 à Seinajoki, à environ 700 kilomètres au nord de Helsinki, rassembla 18000 participants. Puis l’audience s’est régulièrement accrue jusqu’à atteindre le chiffre de 100000 cette année, beaucoup de participants amenant leurs propre logement sous forme de tentes, vans et roulottes. Une agence de tourisme finlandaise parle »de cette véritable mecque du tango avec sa piste de danse la plus grande du monde, d’une capacité de 20000 personnes » : la rue principale de Seinajoki, Tango-Kuto (la rue du tango) est transformée pendant le festival en une piste géante avec orchestre.
Les activités du festival 1999 incluaient des cours de danse, des concerts, des compétitions, des séminaires, des démonstrations de professionnels et d’amateurs. Pendant une soirée entière, ce furent les femmes qui choisirent et invitèrent leur partenaire. Un moment fort de la semaine a été l’intronisation du roi et de la reine des chanteurs de tango, un événement important pour chanteurs finlandais. Tôt dans l’année, les villes de Finlande organisent des compétitions locales, dont les gagnants participent ensuite à des éliminatoires nationales qui ouvrent le chemin du concours final à Seinajoki, où les candidats sont accompagnés par un orchestre de 40 musiciens.
Un peu d’histoire. Le premier tango fut interprété en Finlande en 1914 par un groupe de danseurs danois à l’hôtel Fennia de Helsinski. Puis en 1915, le public se mit à danser dans un restaurant au son de la voix d’un chanteur d’opéra connu interprétant un tango. Informée des origines inavouables du tango, la haute société, scandalisée, rejeta cette danse jusque dans les années 1920, où la mode européenne du tango finit par avoir raison de ces réticences. Selon certains historiens, ce sont des officiers de la force d’occupation russe – qui se termina en 1917 – qui introduisirent le tango, déjà populaire à cette époque en Russie. Les premiers tango écrits en finlandais apparurent dans les années 1930. Depuis lors, le tango a été pratiquement considéré comme la danse nationale de Finlande. Il a cependant développé au cours des années une identité propre, au point qu’il est aujourd’hui très profondément différent de son homonyme argentin. Qu’est ce qui distingue les tangos argentin et finlandais ?
La danse. Le tango finlandais est beaucoup plus proche de la danse de bal internationale que du tango argentin tel qu’il est dansé dans le reste du monde. Il ressemble en fait à une sorte de fox-trot avec un soupçon de tango. Les pas finlandais sont répétitifs et peu compliqués, les partenaires dansant des pas similaires, sur le battement rythmique, en général deux pas en avant et un pas en arrière. Il peut donc être appris rapidement. Tout cela est très différent de la danse improvisée, aux figures complexes, difficiles à maîtriser, cherchant à interpréter les sentiments inspirés par la mélodie musicale et les changements de tempo, que nous connaissons.
La musique. Le tango finlandais peut paraître mou aux danseurs de tango argentins : tempo jugé mo-notone, absence de sens dramatique, de verve, de passion. Un accordéon est utilisé à la place du bandonéon, et on trouve fréquemment dans les orchestres, en addition des instruments usuels, la guitare, la basse, les tambours. Dans certaines occasions, on peut également trouver des violoncelles, des clarinettes, des saxophones, et même des instruments tropicaux comme les marimbas et les maracas. Le grand inventeur du tango finlandais fut Tiovo Karki, qui a combiné la tradition du tango argentin avec la mélancolie et la tonalité en mineur de la musique slave traditionnelle, sans oublier l’influence des marches allemandes. Ce compositeur était si populaire et prolifique qu’au début des années 1940, les radios furent conduites à limiter la diffusion de ses tangos, et qu’il dut écrire sous des pseudonymes. La création musicale reste aujourd’hui bien vivante, puisque 250 tangos sont écrits en Finlande chaque année. Et, contrairement aux danseurs de tango argentin, les finlandais dansent principalement sur des musiques récentes.
Les paroles. Beaucoup ont pour thème l’amour. Mais au lieu des lamentations des argentins sur leur vie misérable, les finlandais sont des romantiques plein d’espoir et de volonté. Les paroles sont donc souvent optimistes, même si la tristesse est parfois présente. Elles évoquent souvent la beauté des paysages finlandais, la neige et les animaux sauvages. Selon le journaliste Harry James, du Herald Tribune, »les finlandais mélancoliques » qui combattirent les russes ont été encore plus décidés à défendre leur mère patrie après avoir écouté leurs tangos, avec leurs »images de neige et de campagnes solitaires, avec leurs arbres et leurs nuits d’hiver » dont la nostalgie berçait la solitude des troupes au front.
Le climat des bals. Le tango finlandais est surtout populaire dans les campagnes, notamment dans le Nord du pays, même s’il est également dansé dans les villes. Dansé dans des pavillons en plein air, il s’agit d’une composante essentielle des activités d’été. Les finlandais s’amusent visiblement en dansant. Ils rient et bavardent avec leur partenaire et boivent une quantité significative d’alcool. Toutes ces caractéristiques opposent pratiquement terme à terme les tangos finlandais et argentin.
Pourquoi le tango a-t-il pris une telle importance pour les finlandais? Selon Robert Grelier, spécialiste français du tango finlandais, l’homme finlandais est très introverti et parle peu. Les paroles du tango parlent pour lui. Même analyse chez le psychologue américain du comportement Dave Witter. Selon lui, la popularité paradoxalement plus forte du tango en Europe du nord que du sud s’expliquerait par le fait que les méditerranéens, en représentation permanente, n’ont pas de problèmes pour s’extérioriser. Ce n’est pas le cas des gens du nord, glacés, auxquels le tango donnerait un moyen légitime, non menaçant d’entrouvrir leur armure. Ils peuvent ainsi connaître une »expérience d’intimité » sans avoir vraiment à surmonter leurs inhibitions personnelles. Après cette »histoire d’amour de trois minutes », ils peuvent ensuite rentrer dans leur coquille.
Le monde du tango finlandais fait aujourd’hui l’objet d’une tentative de pénétration de la part du tango argentin : spectacles itinérants, enseignement, interprétation de chanson argentines traduites en finlandais, création d’orchestre locaux de tango argentin dont le plus ancien, vieux de 10 ans, a joué à Buenos Aires et dans plusieurs festivals internationaux. Le tango argentin sera-t-il capable de s’incruster dans la tradition du tango finlandais?
Virginia Gift