Editeur : La Salida N° 27, Février à Mars 2002
Auteur : Fabrice Hatem, entretien avec Horacio Salas
Homero Manzi et son temps, entretien avec Horacio Salas
Horacio Salas, poète, essayiste et traducteur, est notamment l’auteur de « Le tango », ouvrage de référence qui a été réédité 9 fois en Argentine et traduit dans 15 langues. Dans son dernier livre, « Homero Manzi et son temps », il nous propose une passionnante biographie du poète. Celui-ci ne fut pas seulement l’auteur de tangos célèbres, comme « Malena », « Fulmos », « Barrio de Tango » ou « Sur ». Sa vie fut agitée de passions multiples : politique, théâtre, radio, cinéma, sans oublier les courses de chevaux. Nous avons demandé à Horacio Salas de nous en dire un peu plus sur les relations de Manzi avec la littérature et la politique de son temps.
Quelle est, au temps de Manzi, la relation entre tango et littérature cultivée ?
Elle est directe. Manzi était un intellectuel, un universitaire, professeur de littérature, grand connaisseur de la littérature d’avant-garde de son pays. Il avait beaucoup d’amis écrivains dans la génération des auteurs nés au début du siècle, dont beaucoup collaboraient à la revue Martin Fierro. Les thématiques de Manzi sont similaires à celles développées au même moment par Borgès ou Olivazi, auteurs que Manzi admirait beaucoup, et auxquels il emprunte certaines lignes formelles : la manière de couper les vers selon des mesure non conventionnelles par exemple. Comme l’avant-garde poétique du groupe dit « de Boedo », l’œuvre littéraire de Manzi est centrée sur le phénomène urbain et l’atmosphère de la ville. Manzi a également bien connu l’écrivain Roberto Arlt, qu’il a rencontré alors qu’ils étaient tous deux en reportage -Arlt pour le journal El Mundo, Manzi pour la revue Ahora- dans la campagne de Santiago del Estero, à l’occasion de la sécheresse qui sévissait dans la province. Et lorsque Manzi écrit pour le cinéma, son co-scénariste est Ulysse Petit de Murat, qui est aussi un écrivain d’avant-garde.
D’autres auteurs de tango ont fréquenté les milieux littéraires avant Manzi, tout particulièrement José Gonzàles Castillo, qui fut aussi un auteur de théâtre très important, fondateur de la dramaturgie argentine. Et beaucoup de chansons de tango ont été composées à l’occasion de commandes de théâtre pour des pièces ou des saynètes, dont la plus importante historiquement est sans doute « Los Dientes del Perro », écrite en 1918 par Castillo.
Comment peut-on définir l’esprit de la poésie tanguera ?
A cette époque, l’Argentine était un pays en construction, où il y avait plus d’immigrants que de natifs. Les auteurs essayaient de regarder le pays pour y chercher des racines, un caractère qui définisse l’être argentin. C’est la démarche de Scalabrini Ortiz, d’Eduardo Mallea, d’Ortega y Gasser, de Roberto Arlt ; La poésie tango de Castilo, d’Expòsito, de Manzi appartient elle aussi à ce courant, à cette recherche de ce qui est typiquement argentine : la description des faubourgs, des rues pavées, des murs. Les tangos de Discépolo aussi parlent du caractère national. Toute cette démarche littéraire, tango inclus, a contribué à fonder le pays. L’écrivain balte Keyserling a dit dans les années 1930, après avoir visité l’Argentine : « les habitants de Buenos Aires sont tristes ». Et c’est la réalité. Et c’est pour cela que le tango est triste lui aussi.
Pouvez-vous citer un exemple des interactions entre la poésie tanguera de Manzi et la littérature « cultivée » ?
Je citerai Barrio de Tango, qui constitue l’une des synthèses descriptives les plus complètes de la poésie argentine. On y trouve des réminiscences de roman gitan de Garcia Lorca (« Les chiens qui aboient à la lune »), ainsi que des références à Evaristo Carriego, qui fut en quelque sorte l’inventeur de la « poésie du faubourg » si chère aux auteurs tangueros. Mais les influences sont à double sens : les premières pages du livre de Gonzales Tuñon, « A l’ombre des faubourgs aimés », publié en 1957, rappellent fortement l’atmosphère de « Barrio de Tango ».
Comment expliquer l’adhésion de Homero Manzi, homme de gauche, au régime militaire de Peròn ?
Une bonne partie de la gauche argentine a appuyé le péronisme. Et tout les intellectuels et artistes liés au tango, comme Discépolo, Troilo, Manzi, ou Castulo Castillo, ont été péronistes, car il s’agissait d’un mouvement populaire, qui se traduisait par l’acceptation de la culture populaire et donc du tango. Peròn lui-même aimait le tango. Quand Manzi et les autres dirigeants de la Sadaic (la société argentine des auteurs et compositeurs) sont venus le voir en 1951 pour lui demander d’alléger la censure qui pesait depuis 1943 sur les paroles de tango, il leur a fait un clin d’œil en leur parlant en Lunfardo. Et puis, il a très vite allégé la censure. Au contraire, les intellectuels de droite, regroupés autour de la revue Sur, de la Nacion, du parti radical étaient plutôt anti-péronistes. Quand Discépolo a pris le parti de Peròn dans une série d’émissions de radio célèbres en 1951, ils ont déclenché contre lui une très violente campagne : dénigrer Discépolo, c’était une façon indirecte de dénigrer Peròn.
Propos recueillis par Fabrice Hatem