La Salida n° 27, Février-Mars 2002
Auteurs : Francine Piget et Fabrice Hatem (entretien avec Alfredo Arias)
« Pas de musique sans les mots »
Metteur en scène argentin, installé en France depuis près de 30 ans, Alfredo Arias est notamment connu du grand public pour ses spectacles Faust Argentin et Mortadella. Il a accepté de nous parler de la place du tango dans sa démarche théâtrale.
Pourquoi y a-t-il toujours du tango dans vos spectacles ?
Pour moi, le tango est une nécessité autobiographique. Il flottait dans l’air de mon enfance, il était dans les carnavals, dans les fêtes de famille, dans les mariages. Il était la lumière qui a baigné ces années. Et quand j’ai produit une contemplation de ma propre enfance, il était inéluctable que le tango apparaisse comme une pulsion, un sentiment, un état d’esprit, une poésie qui a habité ce moment de ma vie.
Cette histoire commence d’ailleurs bien avant Mortadela ou Faust Argentin. Lorsque je travaillais au théâtre d’Aubervilliers, Piazzolla avait déjà composé la musique de mon spectacle Famille d’Artistes en 1989.
Comment peut-on concilier le côté tragique du tango avec des spectacles gais ?
Mortadela et Faust argentin sont des spectacles funambules entre le tragique et la drôlerie. Ils créent un lien entre ce qui ne s’allie pas naturellement. Le tango est le jet émotionnel, la colonne vertébrale dramatique à partir de laquelle on peut faire toute la drôlerie que l’on veut, créer de l’ironie, aller vers des situations plus loufoques, mais qui restent tenues par l’émotion. Sans cette structure émotionnelle, il peut y avoir des moments drôlatiques, mais cela ne tiendra pas au ventre, ne donnera pas cette choses très viscérale dont le public a besoin.
La culture française aime bien séparer, classer, analyser. Si l’on fait du music-hall, on n’est pas légitime pour faire de la mise en scène de texte. La reconnaissance d’un artiste se construit d’une manière un peu obsessionnelle, circonscrite à l’intérieur d’un monde donné, pas sur toute l’étendue d’un langage expressif. Si on est drôle, on ne peut faire du grave. Si on est grave, on n’a pas le droit de faire du drôle. Par contre, la culture un peu désarticulée des Argentins fait que je peux naviguer sur la diversité des émotions. Et cela rencontre l’attenter du public français qui se prête au jeu.
Le tango est-il pour vous plutôt de la danse, de la musique ou de la poésie ?
Dans le tango, il n’y a pas de musique dans les mots. Il n’est pas possible de créer une musique d’inspiration populaire sans els poètes. Quand on écoute du tango, l’émotion est très liée à la parole : le regret, le deuil, le sentiment de perte, les mésaventures de l’existence… Je suis d’accord avec Sabato, qui disait que le tango est né de la rencontre de deux solitudes à Buenos Aires : celle de l’homme de la campagne, qui avait perdu la campagne et celle de l’immigrant européen, qui avait perdu l’Europe. Et dans la danse, les jambes dansent, mais le haut du corps, la tête, se souvient de ce qui a été perdu.
De ce point de vue, certains spectacles de tango sont arrivés au ridicule. La recherche du show, de la performance acrobatique, est contre-culturelle. Bien sûr, il peut y avoir de la drôlerie dans les pas, mais le tango a quelque chose de métaphysique, une recherche, une sorte de labyrinthe, quelque chose de désespéré. Par exemple, le spectacle que prépare actuellement Maria Nieves propose une tango très rentré, qui peut être drôle et très scénique, mais sans cette recherche désastreuse de la prouesse athlétique, une sorte de twist ou de rock’n roll. Des shows comme Tango Passion me sont complètement étrangers.
Pour vous, le tango est-il gai ou triste ?
Je sens une affinité avec Discépolo. Il avait une façon très particulière de restituer la douleur, de déceler la mélancolie et l’humour. Il parle du déchirement, de l’abandon, de la trahison, de l’argent, de la déception amoureuse. Ce malheur est assez splendide. L’autre jour j’écoutais Uno : cela exprime un déchirement merveilleux, fantastique, une sainteté lumineuse.
Quand j’écoute du tango, c’est comme un flash, ça m’exalte plutôt, ça me donne la pêche. Je n’ai pas la mélancolie triste, mais gaie. Je n’aime pas me laisser faire. Je ne suis pas déprimé, c’est fantastique de pouvoir s’exprimer comme ça, de faire en trois minutes un tel mélodrame, de se débarrasser de ce que l’on porte en soi. Cela me donne envie de faire des choses, pas de regarder le tue, accoudé à une table de bar, en voulant me suicider. Quand j’étais à Buenos Aires, dans ce marasme actuel, ça m’a faire beaucoup souffrir, mais ça m’a aussi donné la pêche envie de faire des choses, d’aider comme je peux…
Quelle est la situation dans le pays ?
Aujourd’hui, il n’y a plus de confiance, l’espoir a, en partie, foutu le camp. Les dirigeants, avec la convertibilité peso-dollar, ont fait vivre au peuple un mirage pendant 10 ans, un écran de fumée en leur faisant croire qu’ils étaient riches pour pouvoir mieux dévaliser le pays. Et maintenant, les gens se retrouvent sans rien, avec la dévalorisation du peso, la ruine de leurs économies, l’inflation… Ca va être dur.
Pourquoi privilégier le tango par rapport à d’autres danses ?
Ce n’est pas un choix délibéré, mais résulte de ma rencontre avec Pablo Veròn, dont la personnalité m’a intéressé et m’a donné envie de cette danse. Pablo représente pour moi l’artiste contemporain, porté par la fragmentation culturelle qui est la nôtre. J’ai été ému de voir ce jeune homme, déjà porteur de toute une histoire, et capable de la traduire avec vitalité. Dans Mortadella, Pablo Veròn dansait le tango avec sa partenaire avec une telle intensité, que certains soirs, dans sa frustration de ne pas réussir un pas les meubles volaient dur dans sa loge, jusqu’à la destruction totale.
Je n’ai jamais vraiment fait de tango dansé qu’avec Pablo. Cette histoire commence et se termine avec Pablo, comme avec Astor pour la musique. On peut être pris tout à coup dans un vertige d’émotion, de découverte, de rencontre. Cela agit de manière imprévisible. C’est un peu ce qui vient de m’arriver en Argentine, où j’étais allé pour préparer Maria de Buenos Aires avec Horacio Ferrer et où j’ai été pris dans le tourbillon de l’histoire.
Quels sont vos projets ?
Je prépare la mise en scène de Maria de Buenos-Aires, qui sera joué en 2003 au théâtre de Caen avec l’orchestre de Normandie et Juan José Mosalini en soliste, sous la direction de Dominique Debard, avec la chanteuse et comédienne argentine Cecilia Rosetto dans le rôle principal, sur une chorégraphie de Pablo Veròn.
Je travaille aussi avec un musicien italien pour mettre en scène un mélodrame très tango, qui avait bercé mon adolescence, et qui devrait s’intituler Mambo Mistico, et où de nombreuses danses latino-américaines devraient être évoquées.
Enfin, je compte monter Luna Caliente à partir du 4 décembre 2002, au Théâtre de Chaillot, sur une musique de Nivolas Piovani.
Pouvez-vous nous parler du milieu artistique argentin à Paris ?
Nous, nous les argentins émigrés, nous avons rencontré l’histoire de l’Argentine ici, en France. Nous avons continué à travailler pour l’Argentine, à raconter des choses qui concernent son histoire. Ceux qui sont restés ont payé un prix très fort, amis ceux qui sont partis aussi. Ce n’est pas simple d’abandonner son langage le plus enfoui. Ce n’est pas parce que l’on vient dans une autre culture que tout est résolu. Il faut reconstruire un nouveau langage fait de celui que l’on quitte et de celui vers lequel on va. C’est douloureux et pénible. On n’oublie pas d’où vient. Parfois j’aimerais bien laisser la place à ceux de là-bas, qui continuent de vivre dans leur identité, même si c’est douloureux. Ici, c’est difficile de trouver sa propre identité quotidienne. Nous portons beaucoup de deuils en nous. Je suis fait de France, d’Italie et d’Espagne. Je crois pouvoir exprimer des choses européennes et françaises, mais revues et corrigées par l’Argentine.
Parmi les écrivains argentins en France, les démarches les plus opposées sont sans doute celles de Copi et d’Hector Bianciotti, qui ont œuvré dans deux mondes totalement différents : Copi dans le vertige d’une marginalité totale, Bianciotti à l’intérieur de la trame culturelle la plus française. Deux écritures totalement différentes : l’un va vers l’Académie française, l’autre vers la nuit, qui est l’univers de la marginalité. Je ne vois pas la marginalité en plein jour sur une plage avec une bouteille d’huile de bronzage.
Propos recueillis par Francine Piget