Editeur : La Salida n°42, février-mars 2005
Auteur : Philippe Stainvurcel
Discographie de Troilo
« On dit que je suis souvent ému et que je pleure. C’est vrai. Mais je ne pleure jamais pour des choses sans importance ».
Anibal Troilo est né le 11 juillet 1914. Il est décédé le 18 mai 1975. Il disait qu’il mourrait en jouant Quejas de bandoneon. Ce fut presque vrai. Il y a du Molière chez cet homme.
On dit que c’est Ciriaco Ortiz qui a le plus influencé son style d’interprétation, avec sa manière de faire parler l’instrument, sa capacité à émouvoir en étirant les notes des phrasés. Sa musique offre plusieurs plans parfois contradictoires : d’un côté, un rythme souvent rapide, adapté à la danse ; de l’autre le jeu plus introverti de Troilo au bandonéon. Ce second aspect l’emporte selon nous vers la fin de sa vie, caractérisée par un ralentissement rythmique et un accroissement de l’amplitude orchestrale.
Nous ne possédons pas d’enregistrements antérieurs à 1938 et il ne nous est, hélas, rien resté du sextuor du violoniste Elvino Vardaro et du pianiste Osvaldo Pugliese, qu’il intègra en décembre 1930. Il y joua pour la première fois avec Ciriaco Ortiz et Alfredo Gobbi, fils. Nous regretterons aussi que Julio de Caro n’est pas enregistré le tango intitulé Anibal Troilo qu’il écrivit en son honneur.
La collection El bandoneon, disponible sur: www.tangomiamor.com nous fournit un bon éventail de son oeuvre tant instrumentale que chantée de 1941 à 1953 :
– El inmortal Pichuco se concentre sur l’année 1941. Son style est alors caractérisé par l’importance donnée au rythme, ce qui plaît beaucoup aux danseurs. On appréciera la suavité de la voix de Francisco Fiorentino en écoutant notamment son duo avec Armando Mandarino sur Parajo ciego. Un enregistrement précieux car, outre le pianiste Orlando Goñi, l’orchestre de Troilo – grand découvreur de talents- intègre alors également Astor Piazzolla, âgé de 19 ans. Autant dire que cet album a quelque chose du chef- d’oeuvre. Anibal Troilo, El inmortal pichuco, Collection El bandoneon , EBCD 1. Canta Francisco Fiorentino con las orquestas de Cobian, Troilo, Piazzolla, Spitalnik, EBCD 97.
– Poursuivant sa collaboration avec Fiorentino, Troilo enregistra en 1942 Malena, l’année même de la création de ce thème.Un bel exemple de communion entre la voix et l’instrument, d’une douceur exquise sur un texte si grave. Francisco Fiorentino con Anibal Troilo, « Del tiempo guapo » ( 1941-1943) , EBCD 47.
– L’importance du chanteur Alberto Marino est immense. Troilo sut s’entourer des meilleurs chanteurs de son époque, auxquels il demande d’interpréter toute la chanson et non plus seulement un couplet comme auparavant. Avec Troilo, le chanteur devient également une composante à part entière de l’orchestre, soutenant par sa voix le rythme de la danse. A écouter en duo avec Fiorentino, la valse composée par Francisco Canaro Sonar y nada mas et une version folle de Milonga triste avec un quintet vocal. Alberto Marino con Anibal Troilo, Cuando tallan los recuerdos (1943-1945), EBCD 55. Alberto Marino con Anibal Troilo, Sombra nada mas, EBCD 103. La voz de oro del tango, Alberto Marino, EBCD 104. A noter également un album important avec la voix de Floreal Ruiz : Floreal Ruiz con Anibal Troilo EBCD .
– La rencontre de Troilo et du chanteur Edmundo Rivero fut un moment fort dans la carrière de chacun des deux artistes. Troilo semble avoir composé tout spécialement le tango Sur pour Rivero. La voix ombrageuse de Rivero donne toute sa dimension au texte pathétiquement simple d’Homero Manzi. Edmundo Rivero con Anibal Troilo, Sur, EBCD
– Troilo a collaboré avec beaucoup d’autres chanteurs, comme Jorge Casal et Raúl Berón qui reprend en 1950 Malena d’une voix ample et profonde. A écouter leur duo sur Milonga del Mayor. Medianoche, Raul Berón y Jorge Casal, EBCD 64.
– L’album Quejas de bandoneón présente des enregistrements instrumentaux de la fin des années 40 et du début des années 50. Il annonce à notre avis une transition entre la rapidité des années 40 et le rythme plus lent qui caractérisera les dernières étapes de la carrière de Troilo. Son style caractéristique fait d’alternance de staccatos et de legatos s’y déploie à plein. Anibal Troilo, Quejas de bandoneón, EBCD 67.
La collection argentine 20 temas nous propose 3 albums qui illustrent les 20 dernières années de l’œuvre de Pichuco :
– Le premier album, avec le chanteur Roberto Goyeneche a aussi quelque chose du chef-d’oeuvre. Le ralentissement du tempo qui donne à l’orchestration une dimension symphonique s’accorde bien avec la voix rocailleuse et dramatique de Roberto Goyeneche, surnommé El polaco par Suzanna Rinaldi à cause de ses yeux bleus. El gordo y El polaco, Collection 20 temas, .
– Dans le deuxième album, il accompagne le chanteur Tito Reyes qu’il accueillit dans son orchestre au cours des dix dernières années de sa vie. Les milongas ont un swing extraordinaire. Anibal Troilo con Tito Reyes, collection 20 temas,
– Le troisième est un album instrumental, où Troilo déploie une gravité qui caractérise la fin de son oeuvre. Sus ultimos instrumentales, collection 20 temas, .
Nos amis de musicargentina.com éditent fort à propos 2 albums dans la collection Una orquesta, un cantor. Dans le premier, on peut à nouveau apprécier Edmunod Rivero, notammnt dans Yira, Yira. Anibal troilo con Edmundo Rivero, . Le second est consacré à Francisco Fiorentino. Anibal Troilo, Francisco Fiorentino, . On regrettera l’absence de date des enregistrements. Mais cela enlève peu de chose à notre plaisir.
Enfin, nous finirons ce tour d’horizon par la musique du film Sur de Fernando Solanas (1988). Nous y retrouvons plusieurs compositions de Troilo et surtout Nocturno a mi barrio interprété avec un accompagnement de guitarre en sourdine et sur lequel Pichuco cause plutôt qu’il ne chante. C’est un long monologue avec son bandoneon. On y retrouve l’atmosphère intime et enfûmée des « Tertulia » des cafés de Buenos Aires. Sur, Astor Piazzolla, Milan Music.
Un poète a dit » Un 28 mai, le bandoneon lui tomba des mains ».
Philippe Stainvurcel
Pour en savoir plus sur Anibal Troilo : /2006/08/12/le-musicien-anibal-troilo/