Editeur : La Salida n°42, février-mars 2005
Auteur : Pablo Pensavalle
Danser sur Anibal Troilo « Pichuco »
Quand on parle de Troilo, on peut dire qu’on parle du tango en MAJUSCULE ! Ce n’est pas par hasard qu’on le nomme le « bandonéon majeur de Buenos Aires ». Il est l’héritier de la délicatesse du toucher de Pedro Maffia, des harmonies de Pedro Laurenz et, surtout, du phrasé mélodique de Ciriaco Ortiz qui « mâchait» chaque note avec un son pénétrante et nostalgique avant de les faire sortir de sa cage magique. Dès ses débuts il a eu la chance de jouer avec les plus grands : Laurenz, Maffia, Ortiz (déjà nommés) mais aussi avec Elvino Vardaro, Osvaldo Pugliese, Juan Maglio »Pacho », Orlando Goñi etc….
Pichuco est un pont entre la Vielle Garde du début du siècle (Eduardo Arolas, Agustin Bardi), les rénovateurs des années 1920 (Juan Carlos Cobian, Julio De Caro) et des musiciens plus contemporains comme Horacio Salgan et Astor Piazzolla. Il est l’emblème de l’époque d’or du tango des les années 40, et ses orchestres ont pris le meilleur de chaque style. D’abord, une section rythmique puissante pour danser, qui ne se réduit pas à une « marcation » carrée avec peu de nuances comme on peut trouver dans les orchestres de style plus « traditionaliste » comme Francisco Canaro ou Roberto Firpo par exemple. Ensuite, un travail harmonique riche, novateur, influencé par les plus grands arrangeurs comme Argentino Galvan, Astor Piazzolla, Julian Plaza, Eduardo Rovira, entre autres et parmi le plus connus. Enfin, un très bon goût pour l’interprétation des nuances et les changements de dynamiques. Tous ces éléments on fait de son orchestre un symbole du tango interprété pour les pistes de danse.
Comment danser sur Pichuco ?
Bien que je ne sois ni professeur de danse ni danseur professionnel, mais simplement danseur de bal ( assez limité !) Je crois que l’on peut réellement trouver sur Troilo une grande quantité d’éléments susceptibles d’inspirer une danse réussie. D’abord, danser le « roi des nuances », c’est le danser élégamment, pas avec une marche « électrique » pleine des figures qui s’enchaînent sans intention, sans sens. Il faut être à l’écoute de tous les changements de dynamique, des silences (oui !!! Il est beau le silence et ils sont beaux les danseurs qui le respectent !!!), des crescendo avec la puissante « marcation » des bandonéons…
Dans les ateliers d’analyse musicale présentes dans le cadre du Festival du Temps du Tango en Bretagne, nous avons essayé d’analyser un morceau avec une « écoute active » pour ensuite réagir avec une danse qui lui corresponde.
Par exemple, prenons un grand classique de l’orchestre comme « Quejas de Bandonéon » de Juan de Dios Filiberto. Le morceau commence par une introduction sur laquelle on n’est pas tenu de se précipiter pour commencer à danser ! On prend connaissance de notre partenaire et on découvre la pulsation du rythme avant d’entamer la marche. Puis commence la première structure que l’on peut appeler A. Le rythme s’installe d’abord avec les premières syncopes, et si l’on est vraiment à l’écoute on peut découvrir le grand festival de nuances du maître ! Des « rubatos », des pauses, des sections rythmiques qui entrent en crescendo…comment ne pas danser tout ça sans réagir à toutes ces subtilités ! ?
Après la structure A, la phrase de l’intro se répète et on rentre ensuite dans la structure B. Maintenaient le vertige est rompu, on pénètre dans la profondeur du bandonéon qui pleure les notes sur un fond rythmique lourd, avec des syncopes glissées et retenues jusqu’à ce que s’installe progressivement la marcation en 4 temps. Celle-ci se poursuit jusqu’à la « variation » de bando qui annonce la fin précédée par un subito ralenti.
Ce résumé ce n’est que un petit exemple de toutes les ressources qu’on peut trouver dans un tango de trois minutes interprété par ce grand « maestro ».
Mais quand l’orchestre de Pichuco commence à jouer, il n’y a plus d’analyses ni de théories, c’est le cœur qui bat, c’est sa cage magique qui ouvre la messe d’une cérémonie païenne mettanten communion la danse et la musique dans la recherche du mystère de l’âme de Buenos Aires : c’est LE TANGO !
Pablo Pensavalle
Pablo Pensavalle est contrebassiste du Sexteto Tangazo, de El Tangazo trio et du Septet La Academia. pablopensavalle@wanadoo.fr
Pour en savoir plus sur Anibal Troilo : /2006/08/12/le-musicien-anibal-troilo/