Editeur : La Salida n°38, avril à mai 2004
Auteur : Guilemette Fiot Ullmann
Tango de soie en devenir
Dix ans déjà, et que reste-t-il des amours du tango ? Eurent-ils beaucoup d’enfants et de petits enfants promis à un brillant avenir ? Dix ans d’association, c’est peut-être le moment de s’interroger sur le devenir d’une structure qui, peut-être, a fait long feu. « Tango de Soie » a affiché quelques ambitions, dont certaines ont trouvé un écho : l’accueil en résidence d’un nombre remarquable de danseurs, pour la plupart argentins à Lyon, a suscité un nombre non moins remarquable d’adhésions et de passions.
« Tango de Soie » a toujours tiré vers le haut, en exigence, en qualité. Elle s’est donnée les moyens de progresser, de s’agrandir. Aujourd’hui, elle s’interroge, et elle est en droit de le faire, sur son statut. Entre ce qui pourrait n’être qu’un simple lieu de rencontres, où le tango ne serait que prétexte, et ce qui tend à devenir un centre culturel, jetant des passerelles entre les diverses disciplines du tango, dix ans de travail ont tenté de donner à « Tango de Soie » une direction ambitieuse. Aujourd’hui, la structure est toujours sous le même statut, associatif, qui lui correspond de moins en moins ; elle éprouve cependant des difficultés légitimes à franchir le pas, à se transformer en une véritable entreprise culturelle. Des changements sont intervenus : pousser une grosse machine sur le dos de bénévoles n’est plus envisageable ; assumer des ambitions sur le budget des cours de danse est impensable.
« Tango de Soie » a donc cherché le concours d’autres structures, et organisé des partenariats qui lui permettent d’une part de s’enrichir et de créer un réseau non seulement urbain, touchant différentes couches du tissu social, mais régional, national, voire international : l’échange d’artistes entre Paris et Lyon à l’occasion des festivals fêtant les dix ans du « Temps du Tango » et de « Tango de Soie » en est un bon exemple. Mais d’autre part, l’apport financier et logistique des autres structures permet à l’association de soutenir des projets que son budget à lui seul ne pourrait couvrir. Depuis quelques années, des partenariats ont donc été créés avec diverses institutions, compagnies, etc., dans des domaines variés : en matière sociologique, l’université de Lyon 2 a accueilli un colloque qui a donné lieu à une publication, « Danses latines », dans laquelle interviennent, entre autres, Christophe Apprill, Elisabeth Dorier-Apprill, Pierre Vidal-Naquet ; en ce qui concerne la danse, l’Opéra, la Maison de la Danse, le théâtre Gérard Philipe à Villeurbanne ont ouvert leurs lieux ou simplement offert leur pas de porte, donnant l’occasion aux danseurs lyonnais et autres d’inscrire le bal dans des espaces différents et de participer de cette manière à de grands événements de la vie artistique lyonnaise ; des danseurs – amateurs – ont participé au spectacle de la compagnie Robin Orling ; le professionnel Esteban Moreno, artiste en résidence et aujourd’hui président de « Tango de Soie » a pu créer son propre spectacle, « Efecto Tango » en collaboration avec la Maison de la Danse ; pour ce qui est de la musique, parent pauvre du tango, des cours ont été donnés aux trompettistes de l’Opéra et le Conservatoire de musique a pu s’essayer au tango avec Juan Cedron ; le théâtre n’est pas en reste avec, entre autres, la création de la pièce « Milonga » au Théâtre de la Platte. Un des derniers grands chantiers en date est la collaboration en cours de « Tango de Soie » avec « les Subsistances », qui lui prêterait ses (magnifiques) locaux pour tous les grands événements, comme le festival « Couleurs tango ».
L’idée de ces partenariats est double : la rencontre entre ces activités, diverses mais liées par le mouvement créatif qui les soutient et les motive, offre à « Tango de Soie » l’opportunité de s’ouvrir sur la ville, en occupant notamment des espaces publics, visibles. Le tango tend alors à sortir de sa tour d’ivoire, en retrouvant ses affinités avec le soubassement populaire de ses débuts. Qui ne rêve des bals de San Telmo du dimanche, sur les places bondées, transposés dans sa ville ? Tirer vers le haut n’est donc pas en contradiction avec une ouverture sociale sur la rue. Le bal est envisagé comme une création artistique, où spectateurs et danseurs ont leur mot à dire : chacun devient l’autre à son tour. L’ouverture dans les espaces publics devrait permettre aux spectateurs de se glisser quelques instants dans la peau de la danseuse ou du danseur. L’exemple de Robin Orling scelle aussi un lien entre professionnels et amateurs sur la scène et proclame le dépassement de l’élitisme qui colle au tango comme une seconde peau. Ce mélange et cette reconnaissance mutuels, très ponctuels il est vrai, sont à l’œuvre dans le bal, qui crée des réseaux et des affinités entre acteurs et spectateurs.
Affichons donc clairement les couleurs de « Tango de Soie », au terme de ces dix ans : un rayonnement de plus en plus large, vertical, avec un réseau qui s’étend du quartier où l’association est implantée, à Buenos Aires en passant par les villes françaises et européennes, entretenant entre elles des liens scellés par une série d’accords. C’est alors moins « Tango de Soie » qui grandit que les ramifications qui s’amplifient, les ponts qui s’abaissent ; rayonnement horizontal également, avec des interventions qui mettent l’art et la création dans la rue. Le tango pourrait ainsi toucher ceux qui sont capables de le faire évoluer, progresser : les jeunes, peu attirés en général par l’image un peu vieillotte de cette danse. Nombreux sont les clichés qui circulent encore sur le tango, stéréotypes nés entre autres de la confusion entre les différents styles de tango, des concours de danse à paillettes aux vieilles salles de bal de nos grands-parents qui le pratiquaient entre un paso-doble et un chachacha. Quoi qu’il arrive, l’ambiance des milongas, même les plus actuelles, peut faire reculer ceux de vingt ans qui cherchent à pratiquer un art, pas à s’inscrire à un club de rencontres (même si celles-ci sont les bienvenues). La réalité est objective : les pistes de danse manquent cruellement de jeunes, qui ne restent qu’un temps. Les manifestations gratuites de « Tango de Soie » sur les esplanades en été suscitent un grand intérêt : tout le mode est mélangé, de bonne humeur, et s’amuse à « essayer » le tango. Une fois dans les cours et les milongas, que reste-t-il de cette légèreté, de ce grand mélange ?
On pourra, bien sûr, objecter d’autres raisons, entre autres financières, à ce manque de jeunes dans les rangs du tango : le coût des cours de théâtre en comparaison ne semble pas les en détourner. Qu’est-ce qui peut donc pousser un ou une jeune adulte à s’investir dans le milieu du tango ? La mise en place de projets créatifs, l’ouverture du champ de la danse stricto sensu à d’autres disciplines, peuvent être motivants : c’est dans l’investissement à long terme, dans le reflet d’un état d’esprit d’ouverture que les structures du tango pourront accueillir de plus en plus de jeunes, en élaborant une dynamique. De plus, on peut supposer, et ce, d’expérience vécue, que les jeunes attirent les jeunes : il n’est sans aucun doute, pas si évident à une personne de vingt ans de ne côtoyer que des quinquagénaires… même si ces quinquagénaires sont charmants et demandeurs.
Ces jeunes sont importants, pour ne pas dire nécessaires : le bal, comme construction artistique, est fait par des amateurs : ce sont eux qui le structurent, le dynamisent, le vivent. Le style du bal doit pouvoir évoluer, être travaillé, et les jeunes sont le point d’orgue de cette transformation. Le tango, envisagé comme une danse d’initiés, ne laisse parfois que peu de place aux nouveaux venus. Les « piliers » / ténors du tango règnent sur la piste. Or la piste doit être bousculée, dédramatisée, devenir un lieu de plaisir, derrière les masques rigides de la solennité.
Le tango est un jeu, parfois grave, parfois léger, auquel chacun est convié. Il importe cependant que des jeunes lui apportent un souffle d’air frais et lui permettent de s’ouvrir, de se renouveler, puisque c’est là l’essence même du tango : la recherche, aujourd’hui tous azimuts.
Guilemette Fiot Ullmann