Editeur : La Salida, n°35, octobre-novembre 2003
Auteur : Solange Bazely
Je chante ce que j’aime, entretien avec Jairo
600 chansons en 33 ans de carrière : Jairo a beaucoup à raconter. Mais ce qui lui tient vraiment à cœur, ce sont ses nouveaux projets. De passage à Paris pour des raisons personnelles, mais aussi pour signer le contrat définitif pour la sortie de son nouveau disque début octobre, il a accepté de me recevoir chez ses vieux amis Jacqueline et José Pons. Un véritable plaisir tant sa passion et son envie d’aller de l’avant sont communicatives. Par hasard, j’avais mis un tee-shirt avec une image Corto Maltese sans savoir que Jairo non seulement avait connu Hugo Pratt mais a également écrit une ballade en hommage à son personnage. Bon présage !
Depuis plus de 10 ans, tu revis en Argentine. Pourquoi ?
Le besoin extrême que j’éprouvais de faire quelque chose là-bas. Je me suis rendu compte, en habitant en Espagne ou ici en France, qu’en Argentine j’étais très suivi par une partie du public, mais que je ne vivais pas les mêmes situations que lui : j’étais surtout un écho de ce qui se passait ailleurs. Dans ces conditions, c’était très difficile de maintenir une relation au niveau que je souhaitais. Ce n’était pas un succès légitime. Beaucoup d’amis artistes argentins me disaient qu’il fallait que je rentre, que j’aurais une place énorme là-bas. Et c’est exactement ce qui s’est passé : j’ai un rapport avec le public incroyable, vraiment incroyable. Quoique je fasse – je peux chanter n’importe quoi en ce moment – on me pardonne tout (rires).
Que chantes-tu pour ce public argentin ?
Un répertoire très large : du tango, du folklore… J’ai fait pendant deux ans un spectacle sur le répertoire d’Atahualpa Yupanqui avec un grand succès. Je crois que mon rapport avec le public s’est élargi à travers les musiques autochtones. Cela a été important pour moi d’être invité au Festival de Cosquin : on m’y a décerné l’année dernière le Prix Camin, qui n’a été attribué que six fois seulement dans toute l’histoire du festival. Et je ne suis pas un folkloriste pur et dur, je ne suis pas né à la musique dans le folklore.
Si je chante un répertoire très divers, c’est parce que j’en ai envie, pas pour des raisons d’affaires. Evidement, le public est tout le temps un peu désorienté et ne sait pas exactement où me placer. Ce n’est pas mauvais, ce n’est pas idéal non plus. Mais je ne sais pas faire autrement.
J’ai également chanté avec plusieurs groupes de rock, comme invité. Tout m’est pardonné. (rires). J’essaie de surprendre à chaque fois le public, de lui montrer des choses différentes, même s’il y a quelques chansons que je dois toujours chanter, comme les piliers de mon répertoire.
J’ai fait il y a longtemps une tournée avec Charles Aznavour. Il me racontait que, chaque soir, quand arrivait le moment de chanter "La Mamma", ou "La Bohème", il se disait : "encore !, comme j’aimerais ne pas avoir l’obligation de chanter". Mais il savait que s’il ne la chantait pas, le public serait frustré. Alors, pourquoi ne pas lui faire plaisir ?
Parmi ces chansons incontournables de mon répertoire, il y a toute une panoplie de style : par exemple, la "Milonga del Trovador" d’Astor Piazzolla et Horacio Ferrer, écrite pour moi et qui parle de moi. Un double honneur ! ! Il a aussi une chanson folklorique, « Antiguo dueño de las flechas », dont j’ai fait sept versions, toutes différentes. C’est la dernière que je préfère. Je crois qu’on est bien parvenu à cerner le climat d’une cérémonie indienne. C’est un monde sur lequel j’ai beaucoup travaillé, en voyageant, en écoutant. Il y aussi l’"Ave Maria" de Schubert. C’est un succès discographique énorme. Enfin, parmi les ballades, il y a "Caballo loco" et "Milagro en el Bar Union". J’essaie de mélanger ces thèmes, de les placer différemment dans un tour de chant. Mais je chante, aussi toujours de nouvelles chansons, dont j’écris souvent la musique
Avec quels auteurs as-tu travaillé ?
J’ai travaillé beaucoup avec Maria Helena Walsh, avec Horacio Ferrer (une vingtaine de chansons)… J’ai fait tout un travail sur la poésie de Borges qui a activement collaboré avec moi. Il est même venu m’accompagner à la télévision, il a fait des choses insensées pour quelqu’un qui n’aimait pas la musique comme lui. J’aime travailler longtemps avec les auteurs pour trouver un langage propre. En ce moment je travaille beaucoup avec Daniel Salzano, un merveilleux poète de Cordoba. "La balada de Corto Malese" dans mon CD Balacera, auquel le journal Clarin a décerné le prix du meilleur disque pop de l’année, est une chanson de lui. Je la chante tout le temps, j’aime ce personnage d’aventurier. Elle raconte que, pendant un voyage à Buenos Aires, Corto Maltese rencontre la Reine du Malevaje. Ils dansent, ils s’aiment, il repart. Et à la fin de la chanson, elle attend un enfant sans le lui dire.
Et ta prochaine aventure ?
Un disque consacré au répertoire de Piazzolla, avec seulement guitare et voix. Cela paraît étrange de vouloir récréer le climat de Piazzolla avec seulement deux instruments, mais je crois qu’on y a réussi en donnant une force impressionnante. Pendant qu’on était en train d’enregistrer, Leonardo Sánchez, le guitariste, me disait : qu’est-ce qu’Astor penserait, à ton avis ? Moi qui ai bien connu Piazzolla, je lui ai dit : « je suis sur qu’il nous aurait soutenu, qu’il serait venu au studio pour suivre l’enregistrement ». Piazzolla mettait la musique avant tout. Il ne pardonnait pas les erreurs. Il était d’une rigueur et d’un niveau d’exigence comme j’ai très peu rencontré. Son esprit n’est jamais trahi sur ce disque. On n’a pas cherché à plaire à tel ou tel public, mais à faire du Piazzolla.
Le CD comprend deux deux tangos des années 1950, écrits avec Homero Exposito: "La vida pequeña" et "la misma pena". Il y a aussi plusieurs chansons d’Horacio Ferrer, comme « Balada Para mi muerte ». Certaines, comme la "Milonga del Trovador" ont été écrites pour moi. Il y a également deux chansons inédites qui parlent de Paris et dont Piazzolla m’avait donné les partitions originales et l’arrangement pour 6 musiciens, mais pas le texte. « Tu mets le texte que tu veux » m’avait-il dit. C’est impressionnant, dès les premières notes, le mot « solitude » s’imposait à moi. Ce n’est pas un hasard.
Propos recueillis par Solange Bazely
Sortie du CD chez Milan Sur en Octobre 2003. www.jairo.com.ar
Retrouvez une autre partie de l’interview (Atahualpa Yupanqui et le Che Guevara) sur www.musicargentina.com