Editeur : La Salida, n°35, octobre-novembre 2003
Auteur : Fabrice Hatem
Entretien avec Susana Blaszko
Née dans une famille immigrée d’Europe Centrale, Susana passe son enfance à Buenos Aires dans le quartier d’Almagro. Après une formation d’architecte, elle s’oriente rapidement vers le chant, commence par des tournées en province, puis se produit dans de hauts lieux du tango de Buenos Aires, comme le Café Tortoni, Le café Homero, le Teatro General Alvear. Elle entreprend ensuite une carrière internationale, en Amérique latine et en Europe. Elle partage aujourd’hui sa vie entre Paris et Buenos Aires.
Se définissant elle-même comme une « chanteuse urbaine », interprétant toute la gamme des stymes musicaux du Rio de la Plata. Elle a déjà conquis un large public par la qualité et la souplesse de sa voix, son timbre à la fois caressant et grave, ses qualités rythmiques qui se manifestent tout particulièrement dans ses interprétations de Candombe.
Comment une fille d’émigrés polonais et allemands peut-elle chanter le Candombe ?
Je suis née dans une ville de tango, où se sont mélées de nombreuses influences dont je suis héritière. Je sens très fortement les rythmes africains en moi, comme je sens la nostalgie des juifs polonais. Et la tradition du Candombe va au-delà de la seule rythmique noire. Elle incorpore aussi la poésie des auteurs européens qui se son efforcé de ressusciter cette musique à partir des années 1930. Pena mulata, Ropa blanca, Oro y plata, qui font partie de mon répertoire, ont été composés sur des paroles de Homero Manzi. J’ai travaillé avec le poète Jorge Dragon, qui a lui-même connu Alberto Castillo, un grand interprète blanc du Candombe. Mais je connais bien également Lagrima Rios, la grand dame uruguayenne du tango (voir interview dans la Salida numéro 32), dont les ancêtres étaient africains. Cela a pour moi été une rencontre merveilleuse. Elle n’a dit beaucoup de choses sur les différentes manières d’interpréter le Candombe. Celui-ci est par exemple plus percussif en Uruguay, et plus mélodique en Argentine, avec le style dit « Milongon ». Je vais présenter cet automne à Paris, en compagnie de Juan Carlos Caceres, deux spectacles Candombe complets, avec musiciens et danseurs.
Ton répertoire inclut de nombreux auteurs contemporains ?
En tant que chanteuse, la poésie est pour moi quelque chose d’essentiel. Même si la mélodie est belle, je ne peux pas interpréter des œuvres dont les paroles ne me plaisent pas. Quand j’entends les textes de Manzi, Castillo, Discepolo, cela me fait tourner la tête. Mais le tango a aussi besoin de la voix de nouveaux poètes. Je me sens très proche d’Alejandro Szwarcman, dont j’ai été la première à enregistrer les thèmes. Comme moi, c’est un vrai porteño, d’origine juive, très proche de Homero Manzi. Ugo Salerno, plus agé, est aussi un très grand poète. Ernesto Pierro a une expression plus masculine, moins adapté à une chanteuse. Je cherche aussi à interpréter les œuvres de poétesses, comme Carmen Guzmann, dont beaucoup sont insuffisamment diffusées.
J’ai également enregistré avec le pianiste Alejandro Alem des thèmes du grand poète argentin Hamlet Lima Quintana, qui vient de mourir. Son dernier texte, Despedida del amor, lui avait été demandé par Alejandro, avec lequel il a travaillé pendant trente ans.
Les thèmes de la nostalgie et de l’exil sont-ils propres au tango ?
La musique des ports et des côtes contient toujours une forme de mélancolie. C’est vrai de la musique grecque, napolitaine, galicienne, et bien sûr du fado. C’est la musique des hommes qui vont et viennet, qui laissent leur femme, leur maison, à la recherche d’une illusion et qui ne rencontrent le plus souvent que la pauvreté et les déceptions. C’est aussi la musiques de femmes qui attendent. Et l’Argentine, c’est un pays l’immigration, où existe depuis toujours, et surtout depuis le début du siecle ce sentiment de perte de la patrie, de l’amour perdu, de la séparation.
Quelle est ta relation avec les danseurs ?
J’aime que le gens dansent sur les paroles que je chante. J’ai eu beaucoup de joie à travailler avec des danseurs professionnels. Mais il faut aussi que chacun trouve sa place, ayant des choses différentes à dire. Quant aux danseurs amateurs, qui sont surtout préoccupés par leur propre expression, cela peut être une expérience intéressante d’essayer de les sensibiliser davantage à la poésie.
Quels sont tes projets ?
Outre les concerts que je donnerai à Paris au cours de l‘automne (voir agenda), je prépare un répertoire Piazzolla, avec des textes de Blasquez, Ferrer, Borgès. J’achève un disque sur des arrangements de Gustavo Beytelman. Je compte également sortir en France un CD réalisé en duo avec le pianiste Oscar Alem, un musicien de jazz qui s’est interessé au tango, sur des textes de Catullo Castillo et Homéro Esposito. Je travaille aussi sur un répertoire Candombe.
Le tango est-il selon toi dans une phase de renouvellement sans précédent ?
Cela fait un siècle que le tango bouge. A peine s’établit-il quelque part qu’il veut repartir, un peu comme une tribu nomade. Cela lui évite de s’ankyloser. En circulant, il découvre d’autres ciels, il se renove et s’alimente. Aujourd’hui, il s’internationalise, se mondialise, tout en conservant ses racines. Je suis fascinée par sa capacité à se mélanger avec d’autres styles musicaux, à adopter des formes différentes selon les lieux, tout en restant ce qu’il est. Par exemple, en Finlande, les gens aiment le tango et expriment cet amour à travers un style à eux, auquel je suis sensible. Peut-être faut-il chercher dans la notion très catholique de fidélité à la tradition le secret de cette permanence dans l’évolution.
Propos recueillis par Fabrice Hatem
Discographie : Blaszko, Toda Buenos Aires, Iris/Harmunia Mundi, 2000