Editeur : La Salida n°33, avril-mai 2003
Auteur : Fabrice Hatem
Tanguero par ma mère, jazzman par mon père, interview de Blas Rivera
Saxophoniste ténor d’origine argentine, formé aux Etats-Unis et résidant à Rio de Janeiro, Blas Rivera incarne par son parcours personnel un mélange de cultures conduisant à l’invention de formes nouvelles. Sa musique associe le jazz, le tango et la musique contemporaine. Il vient souvent en France et se rendra dans notre pays et en Suisse en mai prochain pour une série de concerts.
Jouer pour les danseurs, est-ce important pour vous ?
Pour moi la danse est très importante : quand j’étais un enfant, ma mère dansait le tango et me faisait danser avec elle. Puis, quand j’ai commencé à jouer de la musique, j’ai totalement arrêté de danser. Pendant longtemps, je n’ai plus fait qu’une musique de concert, sans me préoccuper de la danse. Puis, un jour de 1997, je suis passé par une expérience très forte qui a modifié mon parcours. Je jouais avec mon quintet à un festival de danse à Valence, en Espagne. J’avais comme d’habitude avec les yeux fermés. J’ai commencé à percevoir un bruit que je n’avais jamais entendu, une sorte de frottement sur le sol. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu beaucoup de couples en train de danser sur ma musique ; une musique instrumentale très difficile, complexe, à cause des influences de Piazzolla, de la musique contemporaine, du jazz. Cela a été très important pour moi, comme une reconnaissance : voir tous ces couples, dont les meilleurs tangueros argentins, danser sur ma musique ! ! Cela m’a beaucoup impressionné, et m’a ramené vers ma mère et vers mon enfance.
Cela a été un point de départ pour penser et sentir d’une autre manière. J’ai commencé à apprendre à danser le tango, je suis allé à Buenos Aires, j’ai fait participer des couples de danseurs à mes concerts. Mes tangos ont commencé à avoir une pulsation plus dansable, moins intellectuelle. C’était comme un retour vers ma mère, vers mes racines, vers l’Argentine. Maintenant que je danse le tango, je sens la musique avec un rythme plus dansable. Quand on commence à danser, on se rend compte de la présence de la femme, de la relation au partenaire, de toutes ces choses merveilleuses liées à l’existence de deux êtres humains qui essayent de s’entendre. Cela a beaucoup influencé ma manière de composer.
Je termine actuellement une musique pour un ballet, « Intimo », incorporant des danseurs brésiliens de tango. Je me rapproche aussi du bal de tango. Celui-ci est très à la mode aujourd’hui au Brésil et on le danse dans plus de 15 villes différentes. C’est pourquoi je fais souvent des concerts, non plus seulement dans les théâtres ou des auditorium, mais aussi dans les lieux de danse.
D’où vient votre recherche d’une fusion entre jazz et tango ?
C’est beaucoup plus lié à mon histoire personnelle qu’à un choix théorique. Ma mère, qui était une fanatique de tango et détestait le jazz, m’a fait commencer à étudier le piano très petit, et, jusqu’à 15 ans, j’ai surtout été influencé par le tango. Puis, un jour, mon père, qui détestait le tango et était un fanatique de jazz, a gagné à la loterie. Oh ! pas beaucoup, juste assez pour acheter deux choses : un « calejon » (pour chauffer l’eau du maté) et un saxophone. Il ne l’a donné en me disant : maintenant, ça suffit avec cette musique de bordel, tu vas jouer un instrument et une musique décents ! ! Ca a été un scandale terrible à la maison, mon père et ma mère se sont horriblement disputés. Aujourd’hui, ils ne sont plus là, mais je suis sûr qu’ils continuent à se disputer au Paradis.
Ensuite, je suis devenu fou de jazz, et à 22 ans, je suis parti étudier la musique aux Etats-Unis. Je voulais improviser comme John Coltrane ou Paul Desmond. Et là bas, j’ai commencé à avoir la nostalgie du pays. Alors, le tango a recommencé à me sortir du fond du cœur et à se mélanger avec le jazz. C’est pourquoi ma synthèse entre le tango et le jazz n’est pas une chose planifiée, artificielle, mais a simplement été la conséquence de ma vie, de la lutte entre mon papa et ma maman, de mes voyages, de la nostalgie. Ce que je fais, au fond, je sais pas ce que c’est, seulement que ça me sort du fond des tripes. Les musiciens de jazz disent que c’est du tango, les musiciens de tango, que c’est du jazz. Les classiques disent que c’est de la musique populaire ; les musiciens populaires, que c’est du classique. Je suis au milieu de nulle part : un argentin qui a étudié aux Etats-Unis, qui vit au Brésil, une salade de races, de couleurs, de lieux. Mais l’important, c’est de transmettre une émotion aux gens, pas de savoir si on joue du tango ou du jazz. C’est aussi ce que m’a dit un jour Pablo Ziegler, le pianiste de Piazzolla, avec lequel je prépare actuellement mon 4ème CD, un hommage à Piazzolla qui rassemble des musiciens du monde entier, argentins, anglais, français, italiens, uruguayens, brésiliens.
Quel sont le rôle respectif de l’improvisation, de l’arrangement et de la composition dans vos œuvres ?
Dans ma musique, le concept jazzistique d’improvisation – un instrument qui joue en solo pendant 16 mesures tandis que les autres le soutiennent par le rappel de la structure harmonique et rythmique – n’est pas présent. Les espaces d’improvisation que j’ouvre sont plus courts et plus liés à l’interprétation de la ligne mélodique. Mon système d’écriture est celui de la musique « savante », mais je fais confiance au musicien pour qu’il le joue à sa façon. Il peut changer le rythme, faire varier la mélodie, autour de la colonne vertébrale que je lui propose. Mes guitaristes viennent du jazz, mais je les ai contaminés avec les formes esthétiques que j’utilise, et ils savent ce que je veux. On parle le même langage, on va dans la même direction, mais ce n’est pas une jam Session. Et c’est impressionnant de voir à quel point chaque interprète fait une chose différente de cette liberté que je lui donne.
Pourquoi le tango est-il longtemps resté figé dans une gamme d’instruments très limitée ?
La couleur très particulière du tango tient à l’association cordes-bandonéon-piano. De plus, cette musique exige une certaine virtuosité mélodique qui se prête mal a l’utilisation de certains instruments comme le tuba ou le trombone. Mais il faut reconnaître aussi un certain conservatisme et une faible ouverture au monde de la société argentine. Aujourd’hui encore, j’entends certains compatriotes dire que pour bien jouer du tango, il faut être argentin, ce qui me paraît ridicule dans un monde globalisé. Pendant longtemps, des instruments comme la guitare électrique, le saxo, étaient peu répandus en Argentine. Avec la mondialisation culturelle, avec Piazzolla, ces limites ont été dépassées. Il y a encore 20 ans, il paraissait impensable d’introduire un instrument à percussion dans le tango, alors qu’aujourd’hui, cela ne pose plus de problème.
¨Propos recueillis par Fabrice Hatem