Editeur : La Salida n°32, février-mars 2003
Auteur : Pierre Lehagre (entretien avec Michel Plisson)
Tango : du noir au blanc
Michel Plisson, musicien et musicologue français, a publié en 2001 un livre, intitulé « Tango : du noir au blanc ». Il y analyse l’évolution historique qui a conduit au blanchiment » progressif de la musique tango, dont les origines sont selon lui, très influencées par la rythmique noire. La Salida l’a interrogé sur cette question.
La Salida : comment expliquer l’influence des Noirs dans la musique tango ?
Les Noirs étaient très nombreux dans le Rio de la Plata au 18ème siècle : jusqu’à 25 % de la population totale de la Province. Il existait une contrebande de Noirs par le Brésil, la couronne d’Espagne ayant interdit le commerce d’esclaves par peur des velléités d’indépendance des créoles. Plus tard, au XIXème siècle, les noirs vont être décimés dans les guerres contre le Paraguay et contre les indiens et vont quasiment disparaître de Buenos-Aires alors qu’ils existent encore aujourd’hui du côté Uruguayen.
A l’époque, quand les Blancs employaient des Musiciens noirs, c’était pour jouer de la musique d’inspiration européenne. Mais les noirs ne pouvaient pas jouer comme des blancs, étant culturellement beaucoup trop loin d’eux, car à cette époque il n’y a pas encore eu d’assimilation. Les noirs vont alors avoir tendance à utiliser la syncope, c’est à dire à jouer les notes de la mélodie en dehors de la pulsation. A ce moment là, les blancs peuvent avoir été attirés par la façon de jouer des noirs, car ils y mettaient quelque chose de créole qu’ils ne comprenaient pas, mais qu’ils appréciaient et qui leur permettait aussi de se différencier des métropolitains. Leurs grands-parents étaient bretons ou napolitains, mais eux-mêmes ne l’étaient plus, leur culture n’était plus la tarentelle ou l’opéra Italien, mais la culture du lieu où ils vivaient.
De leur côté, les Noirs avaient tendance à imiter les blancs par désir d’ascension sociale. Les relations entre Blancs et Noirs s’établirent ainsi sur un mode attirance/répulsion. Le Noir se moquait du Blanc, et dans le même temps le Blanc se moquait du Noir, de son côté « sauvage ». Dans les fêtes de Carnaval, par exemple, il se grimait le visage en noir, comme s’il voulait symboliquement s’approprier une partie de la culture des Noirs, sans toutefois pousser le jeu jusqu’à ses ultimes conséquences.
Parfois les Blancs, souvent des riches commerçants, allaient voir les noirs à Montevidéo, pour apprendre à jouer du tambour. Ils étaient attirés par les rythmes des noirs, mais sans cependant jouer comme les noirs… Cette attirance/répulsion fut favorable à l’émergence de genre musicaux nouveaux ce qui aboutira entre autre à l’origine du tango. Ainsi les Blancs vont nommer leur musique d’un mot qui est d’origine noire : « tango ».
La Salida : certains réfutent l’origine noire du tango en prétextant qu’il n’y a pas d’instruments typiquement africains dans le tango à savoir les percussions, qu’en penses-tu ?
C’est absurde, car, dans le jazz, personne ne nie cette origine alors que les percussions ne sont pas nécessairement présentes dans le jazz. La présence de cet instrument n’est donc pas indispensable pour qualifier le genre musical. En Amérique latine ce qui qualifie le genre musico-chorégraphique, c’est le rythme. Le rythme peut être implicite ou explicite. En effet musicalement l’influence des noirs se retrouve non pas dans la mélodie mais dans le rythme, dans la syncope, dans la façon de valoriser ce qui se passe en dehors du temps. Le 3-3-2 (noire pointée, noire pointée, noire) utilisé dans le tango est absolument afro-américain et même africain. Ainsi, la musique africaine s’est constituée sur des pulsations qui ne sont pas isochroniques, à l’inverse de la musique occidentale.
La syncope peut exister dans la musique occidentale, mais comme élément de passage et non comme élément structurant, alors que c’est le cas pour les rythmes afro-américain comme la habanera, comme le tresillo cubano, comme pour les rythmes de la clave. Même si ceux ne sont pas exprimés, ils sont encore présents.
Le tango porteño est né à partir d’un fond musical traditionnel pré-existant. Le tango à l’instar d’autres musiques d’Amérique Latine est né du métissage. Ce métissage musical dans le Rio de la plata a donné le tango comme il a donné ailleurs le choro, le maxixe, le merengue etc.
Parmi les musiques de rue que les blancs ont écoutées et qui ont influencé le tango des deux côtés du Rio de la Plata, il y a le candombé et la murga. Le candombé est une musique jusqu’à aujourd’hui résolument noire même si depuis 3 ou 4 ans de jeunes uruguayens blancs se mettent à en jouer. Or dans le candombé il y a ces rythmes mentionnés plus haut.
Le tango né de ce métissage pourrait se résumer à une rythmique afro, des musiciens italiens jouant sur des instruments allemands des mélodies d’Europe de l’Est avec des paroles qui viennent des zarzuelas espagnoles.
La Salida : les argentins sont ils conscients de cet héritage noir ?
La plupart des musiciens professionnels sont aujourd’hui d’accord pour le reconnaître ; pour les chauffeurs de taxi et pour les tangueros qui boivent le maté sous le portrait de Gardel, c’est plus difficile…. A coup sûr il a là un problème d’identité qui renvoie au problème des origines. C’est peut-être une des raison pour laquelle l’Argentine a autant de psychanalystes… Un argentin, à la différence d’autres sud-américains te dira toujours : « je suis argentin, mais mes aïeux étaient italiens… », alors qu’un brésilien, à partir de la deuxième génération se sentira totalement intégré et aura oublié ses origines. L’histoire officielle argentine a tendance à occulter les racines noires et indiennes pour ne garder que les origines européennes.
La Salida : comment peux-tu définir le tango ?
Le tango c’est une façon particulière de jouer la mélodie. Un autre élément très important que l’on retrouve aussi dans d’autres musiques d’Amérique Latine, c’est que l’on ne cherche pas à reproduire à l’identique une musique ; on s’attache au contraire à y introduire une différence, chacun apportant sa propre pierre à cette création plus ou moins collective. On ne joue pas la partition telle qu’elle est écrite, on l’interprète en y apportant sa touche personnelle.
La Salida : quelles sont les difficultés quand on fait des recherches musicales pour apporter des preuves irréfutables ?
On ne peut se fier aux indications données sur les partitions, car souvent les éditeurs marquaient « tango » ou « rythme de tango » pour mieux faire vendre. Et ceci concernait des musiques qui n’avaient rien à voir avec le tango porteño. Ainsi au Brésil de nombreuses partitions ont comme sous-titre « tango brasileño » ; il s’agit en fait de musiques qui appartiennent au genre choro. L’écrit ne règle rien surtout lorsqu’il s’agit de musique de tradition orale. Il est préférable de se fier à l’écoute. A ce propos il existe des enregistrements anciens, des disques en cire mais aussi des rouleaux dans lesquels le 3-3-2 est très clairement perceptible.
La Salida : dans ton livre consacré au tango « du noir au blanc » tu arrêtes ton analyse au début des années 90, est-ce à dire qu’il n’y a pas eu d’évolution dans la musique tango depuis ?
Tout le monde est victime de la mort du père (Piazzolla) dont le deuil n’a toujours pas été fait. La nouveauté est difficile. La démarche de Nestor Marconi qui intègre du jazz et du blues dans ses improvisations et ses arrangements ouvre des perspectives. Aujourd’hui la résurgence du tango se caractérise par des jeunes qui se tournent vers les années 40 et 50, que ce soit « El Arranque » ou l’orchestre « Orquesta Escuela » dirigé par Emilio Balcarce qui par ailleurs sont tous d’excellents musiciens dotés d’une solide formation théorique. Au Brésil la musique populaire continue d’évoluer. La musique de tango quant à elle semble se chercher.
Michel Plisson (propos recueillis par Pierre Lehagre)
« Tango : du noir au blanc », Actes Sud/Cité de la musique, 176 pages