Editeur : La Salida n°28, avril-mai 2002
Auteurs : Fabrice Hatem et Philippe Fassier
Rire et tango dans la chanson française
Le tango est très présent dans la chanson populaire française, que ce soit comme style musical et comme thème littéraire . Ces tangos « français » recouvrent un registre expressif beaucoup plus large que celui de leur homologues purement ‘’argentins ». S’ils expriment parfois des sentiments de nostalgie ou de désespoir amoureux, ils nous parlent plus souvent encore de félicité amoureuse, de sensualité et d’exotisme. Et surtout, le comique y est très présent, qu’il soit intentionnel (parodies et satires), ou involontaire, par l’outrance ou la mièvrerie caricaturale des sentiments exprimés.
L’amour mièvre et parodié
L’amour dans le tango français est plus fréquemment associé à un sentiment de bonheur, voire de gaieté, de que de tristesse. Il fait même souvent rire, que ce soit volontairement ou non.
L’évocation mièvre et sirupeuse du bonheur d’aimer, façon années 1930, constitue pour l’auditeur contemporain une source inépuisable d’amusement. Tino Rossi est sans doute le champion de cette guimauve sentimentale, avec des titres comme Le tango de Marilou( 32) ou encore Le tango bleu (53) : « Tout le bleu du ciel / Danse dans tes yeux / Dans le bleu pastel / d’un tango qui chante pour nous deux ». Sussuré par une voix de ténor haut perché, avec en contrepoint des chœurs de chattes qui miaulent, c’est vraiment irrésistible. D’autres titres, proches des précédents par l’inspiration poétique et par le style d’interprétation, induisent les mêmes effets comiques, comme Apprenez-moi des mots d’amour (34) , L’amour est une étoile (34),.. Dans d’autres chansons, c’est au contraire l’expression outrancière d’une douleur amoureuse très convenue (1er couplet : rencontre et bonheur ; 2ème couplet : trahison et abandon ; 3ème couplet : tristesse et solitude) qui provoquent involontairement le (sou)rire, comme dans Ne me dis plus tu (34), J’ai pleuré sur tes pas (43) ou encore Après toi je n’aurai plus d’amour (34).
Ce ridicule n’a pas échappé à nos grand-pères, qui ne nous ont pas attendu pour parodier cette emphase sentimentale. C’est le cas du Tango stupéfiant (36) de Marie Dubas, où à la suite d’une déception amoureuse, l’héroïne s’adonne à toutes sortes de paradis artificiels inattendus : « Dès lors mon âme torturé / Ne connut plus que d’affreux jours / La route du désir fut barrée / par les gravats de notre amour / J’aurais pu d’une main câline /couper le traître en p’tits morceaux / Le r’coller à la sécotine / Pour le r’découper aussitôt / Mais je l’aimais tant l’animal / Alors pour pas lui faire de mal / J’ai prisé d’la naphtaline…. Quand à Bourvil, il nous a fait cadeau de deux très jolis tangos qui expriment, de manière à la fois comique et émouvant la tristesse de l’amant abandonné : Reviens dis (44) et Pour sûr (46)
Un exotisme de pacotille
Pour le public français, le tango est longtemps apparu comme l’expression d’une sensualité exotique, nouvelle dans nos climats tempérés. De nombreuses chansons ont exprimé cette caractéristique avec une outrance qui nous fait d’autant plus sourire aujourd’hui qu’elle s’accompagne d’une méconnaissance abyssale de la culture latino-américaine : dans ce salmigondis tropical, le tango n’est pas seulement interprété par des gauchos en sombrero ; l’Argentine est aussi confondue avec le Mexique, le tango est mélangé avec le boléro, voire même rapproché la mythologie tzigane, comme en témoignent quelques titres des années 1940 : Bolero (sur un rythme de ‘’tango-bolero » 1948), Festa gaucho (1943), Lis-moi dans la main tzigane (1940), …
Certains contemporains, pas plus bêtes que nous, vont parodier cette mode fourre-tout, prétexte à l’expression de toutes sortes de désirs refoulés. Dès la belle époque, Fragson évoque dans « Thé tango » la recherche discrète de partenaires érotiques par des femmes du monde lors d’après-midi dansants. Ouvrard, avec son « Tango Casernal » déplace la scène de l’action dans… les casernes, où les militaires se réveillent la nuit, pour danser entre eux, « en liquette» et « la bouche en cœur », des tangos mêlant dans leur lascivité soldats, adjudants et officiers : « Une nouvelle maladie / Ravage notre quartier / C’est la tangomanie / Les hommes, les officiers / Sont atteints sans réserve / Par ces airs langoureux / Chansons qui vous énervent / Ou vous rendent moelleux ». L’épidémie franchit même la barrière d’espèce, puisque Léo Koger nous informe en 1929, dans Le Tango du chat, que nos amis les félins sont désormais atteints. Beaucoup plus tard, Bobby Lapointe évoquera à son tour dans Loumière tango (66), et sans aucune ambiguïté, la puissance érotique de la danse : « Y soudain ye m’apercois, si / Qu’il monte en moi oun émoi / Oun émoi qui grossit grossit / Ma cavalière aussi rosit / Contre moi son corps tant gros/ tangue au rythme du tango ». Et le tango se terminera, une fois monté l’escalier, dans la chambre du dessus…
Les gogos sont tellement bêtes qu’on peut leur faire avaler n’importe quoi. Au cours des années 1930, Georgius dénonce dans « Tangos… tangos » l’escroquerie consistant à faire passer des musiciens parisiens de souche pour des hidalgos argentins : « Dans cet orchestre de tango argentin / Moi, Jean Sylvestre, natif de Pantin / Sur ma guitare j’accompagne des tangos / Qu’en langue bizarre je chante dans un sanglot / On m’prend pour un hidalgo / débarqué de Santiago / J’le laisse croire aux gogos ».
Trop c’est trop, et le bon sens populaire se rebiffe, opposant les danses bien de chez nous à ce tango étranger, lascif et décadent. Dans « La valse des affranchis », Berthe Sylva, nous déclare : « Tous leurs fox trots et leurs tangos / Tout ca n’vaut pas notre valse musette / Ce sont des danses pour les dingos / l’accordéon voila ce qu’il nous faut ». Cette revendication à la fois patriotique et populaire laisse cependant place à de possibles compromis. Dans « Le tango de Paris », la même Berthe Sylva nous propose en effet une motion de synthèse conciliant génie national et ouverture aux cultures du monde : « Dans les boîtes ou l’on dîne / Jusqu’à 5 heures du matin / Y’en a que pour l’Argentine / Et le tango argentin / c’est l’mot argent qui doit les exciter / Alors moi j’ai écrit une chanson / C’est le tango de Paris.. Paris.. Paris… / Qu’on danse en disant : Chéri… Chéri… ».
Le tango comme support d’un satire politique ou sociale
Contrairement à son homologue argentin, le tango « made in France » est une musique assez lourde, tenant un peu de la marche militaire, aux figures rythmiques convenues et prévisibles. Peut-être ces caractéristiques stylistiques se prêtent-elles bien à la description de situations injustes ou immorales, faisant du tango français le support possible de satires politiques et sociales. C’est ainsi que la pesanteur rythmique du « Tango des bouchers de la Villette » de Boris Vian renforce l’effet d’un texte soulignant l’horreur des guerre et l’amoralité des marchands de canons : «C’est le tango des joyeux militaires / Des gais vainqueurs de partout et d’ailleurs / C’est le tango de tous les va-t-en guerre / C’est le tango / De tous les fossoyeurs… ». Dans le ‘‘Tango de l’ennui » de Sanseverino, c’est la répétitivité des sections mélodiques qui illustre la médiocrité d’une société n’offrant à ses membres qu’une vie d’ennui et d’aliénation : « A cinq heures du matin / Levé comme un aveugle / Avaler son café / S’enfoncer dans le noir / Piétiner dans l’métro / Prendre le bus d’assaut / C’était l’pied / Anastasie, l’ennui m’anesthésie ». Adamo fait la satire dans « Vous permettez monsieur » de ces pères de famille rangés qui, oubliant qu’ils ont eu eux aussi 20 ans, regardent d’un sale oeil les jeunes gens qui invitent leurs filles à danser. Quant à Brel, il évoque dans son Tango funèbre l’hypocrisie de ceux qui assisteront un jour, l’air faussement endeuillés, à ses funérailles.
Egalement très drôle, mais sonnant désormais de manière étrange à nos oreilles habituées au politiquement correct : « Le tango corse », de Bourvil, ou les travers supposés de nos concitoyens de l’île de beauté – paresse, violence et xénophobie – sont assez lourdement caricaturés : « Le tango corse / c’est l’avant goût de l’oreiller » ; « Un jour des musiciens du nord / Ont joué trop vite et trop fort / Un vrai tango de salarié (boum !!!) / On les a jamais retrouvés ».
Le style tango comme élément comique
Parfois, le style musical du tango, parodié et déformée, participe directement à l’effet burlesque. Les frères Jacques, avec « Le Tango interminable des perceurs de coffres-forts » utilisent aussi ce rythme pour ponctuer les déconvenues de malfrats malhabiles et malchanceux. Enfin Bobby Lapointe introduit quelques pincée de burlesque musical dans ses chansons « Avanies et framboise » et ‘‘Bobo Léon » : « Il a du bobo Léon / Au bandonéon » . Au total, le tango « made in France » a fait davantage rire que pleurer.. Même quand il voulait faire pleurer. Heureux pays !!!
Fabrice Hatem et Philippe Fassier