Editeur : La Salida n°28, avril-mai 2002
Auteurs : Danièle et Arnaldo
Le tango, geyser de vie
Décembre 2001 à Buenos Aires. Tout va mal, très mal : émeutes de la faim, " piqueteros " coupant les autoroutes pour crier leur désespoir, " front contre la pauvreté "…. Tout le monde se fait l’écho de cette Argentine malade, les amis, la famille, tous sont touchés : l’un vient de perdre son travail, l’autre vient de quitter son logement parce qu’il ne peut plus payer….Sombres jours de décembre où l’argent vient à manquer pour offrir des cadeaux, un repas amélioré pour les fêtes. Et pourtant, pas un jour où les milongas ne s’animent. Mais où trouvent-ils, malgré tout, l’énergie de la danse, ces " porteños " ?
Nous sommes en haut des marches du " Caribean ", les discussions sont plus que vives, on s’échange les informations du jour, toujours plus noires: on ne peut même plus tirer d’argent au-delà de 250 dollars par semaine ! Comment payer les traites, le loyer, le gaz, l’électricité ? Et puis voilà qu’on descend les marches et c’est un autre monde qui commence. La danse a saisi les corps et raconte ce que plus personne n’a envie de dire verbalement. Un étrange rituel rassemble les couples dans la complicité implicite du silence. Tous se sont habillés pour l’occasion, pour bien marquer le décalage avec le quotidien. Le maître de cérémonie distribue les places, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, les couples en retrait, pour laisser place, dans la lumière, au ballet subtil des invitations silencieuses, ces " cabeseos " que nous avons tant de mal à mettre en oeuvre. Les corps s’appellent, s’étreignent, glissent, et pour trois, quatre, cinq heures, plus rien ne se dira verbalement de cette catastrophe argentine.
Le tango est-il triste ? gai et triste à la fois : Danièle joue avec José Luis toujours prêt à surprendre ses pas dans le rire de la milonga ; Arnaldo glisse, grave, concentré à l’extrême, enlaçant Victoria ; Maria Teresa, si malicieuse et enjouée, partage avec Pedro un silence retenu. C’est avec leurs corps, dans l’abandon subtilement contrôlé, que les tangueros scandent ici leurs craintes, leurs espoirs, leurs malheurs. La même magie s’opère à " Gricel ", à " El Arranque ", à "Canning ", à " Sunderland "…
Le tango à Buenos Aires n’est ni gai, ni triste. Tantôt railleur, tantôt gouailleur, tantôt mélancolique, il nomme, au-delà des mots, la détresse et les espérances. Sans effet de manche (ou plutôt de jambes), sans drame extrême, il raconte autrement le quotidien, les difficultés de la vie et puise, dans l’énergie des corps, les forces pour affronter les marches qui, de nouveau, conduiront au dehors.
" Ca tourne, là-bas, dans les bals " dit-on ici, à Paris. Oui, c’est vrai, nous en avons fait l’expérience, là-bas, à Buenos Aires, ce n’est pas chacun pour soi, c’est la salle tout entière qui danse, ce sont des couples deux à deux mais ensemble. Une autre façon de se tenir les coudes.
Les bals ne connaîtront que deux jours de fermeture: le 19 et le 20 décembre. Le 19, nuit de ce "caserolazo" mémorable où les corps ont joué une autre danse, où, entraînés par la foule des anonymes rassemblés spontanément, nous avons glissé jusqu’à la place de Mai. Cette fois ci aussi, ni mots inutiles, ni banderole, mais la force de se sentir enfin ensemble. Le lendemain, 20 décembre, des balles de plomb tirées sur la foule ont fait sept morts autour de la place de Mai et 37 morts dans tout le pays. Et le 21 décembre, contre toute attente, les milongas reprenaient leur langage muet.
Nous nous souviendrons d’Elsa, si vaillante, qui un soir, chez "Célia", nous a confié : " avant, j’allais danser une fois par semaine ; depuis que tout s’est si profondément dégradé, j’y vais trois fois par semaine, pour me maintenir en vie, pour ne pas me laisser aller ". Oui, le tango n’est ni triste, ni gai, c’est un geyser de vie pour sortir de l’ornière.
Danièle et Arnaldo