Editeur : La Salida n°29 juin-septembre 2002
Auteur : Fabrice Hatem
L’aventure des trottoirs, entretien avec Edgardo Canton
Lieu mythique de la culture Argentine à Paris, les Trottoirs de Buenos Aires ont largement contribué à relancer l’intérêt pour le tango en France et dans le monde. Pendant près de 10 ans, de 1981 à 1990, ils ont accueilli les artistes le plus représentatifs de cette culture. Nous avons demandé à Edgardo Canton de retracer avec nous les grands moments de cette aventure.
Comment est née la dynamique des Trottoirs ?
Lorsque, avec mon premier associé Julio Lafon, nous avons décidé de créer les Trottoirs dans ancien entrepôt de fruits et légumes des halles, nous avons rapidement réalisé qu’il nous fallait au moins 1 million de francs. Or nous n’avions à nous deux que le dixième de cette somme. Nous avons alors cherché des partenaires pour se joindre à nous : des journalistes, pas mal de peintre comme Antonio Segui, de simples amateurs…Suzanna Rinaldi, de passage à Paris, a spontanément proposé sa participation : «Combien il te faut » me demande-t-elle. – 10000 dollars. Elle fouille dans son sac, et d’un air un peu ennuyé « désolé, je ne les ai pas là». Mais elle les a ensuite rapidement trouvé… Avec 25 associés, nous avons alors fondé une SARL. Ce groupe, très impliqué dans la vie culturelle parisienne, a créé une émulation autour des Trottoirs. Par exemple, le soir de l’ouverture, Antonio Segui a amené avec lui une bonne partie des invités de son vernissage qui avait lieu le même jour. Rapidement, le bouche à oreille a fonctionné et le lieu a été lancé. C’est devenu rapidement un haut lieu de la vie nocturne parisienne. On a vu Pierre Maurois, Jack Lang. Il y avait beaucoup de gens du cinéma et du spectacle, comme Guy Marchand Pierre Richard qui était un fan du Sexteto Mayor. Un soir, la salle était bourré à craquer, on refusait du monde. Quelqu’un vient me chercher, en me disant : il y a un portugais un peu agité à la porte, qui tient absolument à rentrer : c’était Adolfo Suarez, le premier ministre portugais de l’époque… Les retours de presse étaient très importants, nous sommes même passés à plusieurs reprises à la télévision.
Comment était conçue la programmation ?
Pendant toute leur existence, Les Trottoirs ont cherché à maintenir le même style, la même qualité artistique. L’idée était de consacrer toute une soirée à un seul orchestre. La programmation était surtout axée sur la musique instrumentale de tango, mais nous avons également eu des chanteurs, de la poésie. Cette combinaison a marché du début à la fin et a contribué à relancer l’intérêt pour le tango en France, et a stimuler l’éclosion d’une nouvelle génération de jeunes musiciens. Par contre, il y a eu des ruptures et des a-coups à cause des problèmes d’argent. Nous n’avions pas d’expérience financière et commerciale, et ça coûtait très cher de faire venir des musiciens, de les payer, de les loger.
Quels ont été les plus grands moments ?
Bien sur, l’inauguration des Trottoirs en novembre 1981 avec le Sexterto Mayor. On peut également citer la venue de l’orchestre d’Osvaldo Pugliese au Bataclan en 1984. Nous avons également fait revenir, après la mort de Pugliese, le Sexteto tango, constitué d’anciens de son orchestre.
Horacio Salgan et Ubaldio de Lio sont venus aux Trottoirs pour la première fois en 1982. Dans leur comportement et même physiquement, ils faisaient un peu penser à Don Quichotte et Sancho Pança. Ils voulaient à tout prix venir avec un bandonéoniste, Oscar Pareta. Nous avons refusé, pour des raisons financières. Mais, en allant les chercher à l’aéroport, nous avons découvert qu’ils l’avaient quand même amené. Alors nous leurs avons donné notre accord, à condition qu’ils arrangent entre eux pour le cachet et le logement. Sans être un musicien exceptionnel, ce bandonéoniste avait beaucoup de charme et a eu conquis le public qui l’adorait. Alors, quand il a du repartir (il travaillait dans l’assurance et avait pris un mois de vacances pour venir jouer à Paris), nous avons cherché quelqu’un pour le remplacer. C’est ainsi que Juan José Mosalini a joué pour la première fois aux Trottoirs, avant de revenir plus tard avec Beytelman.
Nous avons fait également venir des chanteuses excellentes, mais pas forcément très connues, comme, comme Josefina on encore Jacinta, qui chantait un répertoire de chansons juives argentines. Tania s’est également produite aux Trottoirs. Il y a même eu de la musique classique argentine (Williams, Ginastera), des cantates de Bach.
Pouvez-vous parler de l’équipe qui vous entourait ?
L’équipe des trottoirs était constituée par Juoin Lafonn gérant, un administrateur, Alain Houzel, moi-même, directeur artistique et par du personnel de service. Martine Delplace a été un moment attachée de presse et nos amis Marc Netter et Pierre-Jean gré ont apporté à l’ouverture leur savoir-faire dans le domaine de la communication. Il y avait là beaucoup d’amis, des argentins sans travail. Tout le monde était très enthousiaste, fier de participer à une entreprise hors de l’ordinaire.
Vous avez aussi rencontré des difficultés ?
Oui, bien sûr. Certaines sont rétrospectivement amusantes : Par exemple, nous avions commandé 100 chaises 3 moins avant l’ouverture du local. Un mois se passe, puis 2. Rien n’arrive. Une semaine avant l’ouverture, nous apprenons que les chaises sont bloquées à la douane franco-italienne. Il a pratiquement fallu organiser un commando pour pouvoir les ramener. Finalement, elles sont arrivées le soir de la veille de l’ouverture…
D’autres sont moins drôles : vers 1982, a circulé le bruit que les Trottoirs étaient soutenus par les militaires argentins. Cela a créé une mauvaise atmosphère, sans moyen de vraiment démentir, car il n’y avait pas d’accusation précise, seulement une rumeur due sans doute à la jalousie. J’ai dû écrire une lettre disant que nous n’étions subventionnés par personne, pas même par le gouvernement français. Cela a heureusement mis fin aux rumeurs.
Et bien sûr, il y avait les problèmes financiers : après 2 ou 3 an, nous avions atteint un bon équilibre d’exploitation l’expérience venant, mais nous n’avons jamais pu éponger le déficit initial des premières années. Cela a provoqué des a-coups dans l‘équipe dirigeante et la gestion et nous avons dû finalement fermer en 1990.
Quelle a été la place de la danse ?
Le public venait pour la musique, mais réagissait toujours de manière très enthousiaste lorsque nous évoquions la danse. Par exemple, le Sexteto Mayor est venu à plusieurs reprises en 1981 et 1982 à notre invitation, ce qui a lancé leur carrière européenne. La deuxième fois, ils revenaient l’Allemagne et ont joué aux Trottoirs le 11 juillet. En les présentant, je dis au public, sur le ton de la confidence : «Et s’ils faisaient un bal tango pour le 14 juillet ? ». La réaction a été si enthousiaste que les musiciens, qui ne comprenaient pas le français, m’ont demandé ce qui se passait. Je leur ai dit que le public voulait danser le tango pour le 14 juillet, mais que j’ai répondu que c’était impossible, car vous ne savez pas jouer pour la danse. J’avais réussi à piquer leur orgueil, et ils m’ont répondu immédiatement que, bien sûr, ils savaient le faire, et qu’ils allaient le montrer. Trois jours plus tard, ils jouaient au Palace, dans une salle comble : 30 thèmes, repris deux fois chacun : l’un en instrumental, l’autre pour la danse. Le public était ravi. A partir de là, on a commencé à organiser des stages et des bals le dimanche après-midi avec Carmen – qui venait de la danse contemporaine – et Victor. Il y avait beaucoup de monde. L’idée de la revue Tango Argentino est également née aux trottoirs.
Propos recueillis par Fabrice Hatem et Philippe Fassier
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Pour en savoir plus sur la France et le tango : /2004/12/10/la-salida-n-29-le-tango-et-la-france/