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Poésie et littérature

La France et le lunfardo

oscar himschoot Editeur : La Salida, n°40 octobre-novembre 2004

Auteur : Oscar Himschoot

La France et le Lunfardo

Oscar Himschoot est une figure centrale de la culture tango de Buenos Aires. Il anime de depuis de longues années, à deux pas de la chambre des députés[1], un « Club de tango ». Ce deux-pièces est à la fois une librairie, un magasin de CD, de partitions et de souvenirs, et un lieu de rencontre de tout ce que la ville compte d’artistes et d’érudits amoureux du tango. Il publie également une revue bimestrielle « Club de tango », de très haut niveau culturel, où l’on trouve des articles toujours bien écrits et très documentés. Il nous a livré ses réflexions sur l’apport de la langue française à la poésie tanguera en général et au Lunfardo en particulier, dont nous publions ici de large extraits.
C’est à partir de 1912, lorsque débarquèrent à la conquête de l’Europe les premiers orchestres, danseurs et chanteurs argentins, que commença l’apport majeur des paroles françaises au Lunfardo. Le succès du tango à Paris eut en effet pour conséquence fondamentale que les paroliers incorporèrent dans le tango des expressions d’origine française qui peu, à peu, du fait de leur diffusion, se mirent à faire partie du langage quotidien de Buenos Aires, toujours disposé à les accepter. Celles-ci enrichirent un langage en train de naître, qui prit corps peu à peu et se transforma en un sous-idiome ou un "réservoir de paroles" comme le dit le poète Orlando Mario Punzi (…).

Nous essayerons de faire un recensement chronologique de tangos que peu à peu ce phénomène produisit. Déjà en 1910, apparaissent dans le tango quelques expressions françaises sous l’influence du courant migratoire de l’époque. L’une des premières est celle que nous relevons dans le tango « Soy tremendo » (je suis formidable), paroles et musique de Angel Gregorio Villoldo (1861-1919), quand il dit : "Tengo una morocha / en la calle Suipacha / que es una muchacha com’il fó" (sic). "je tiens une brunette / dans la rue Suipacha / qu’est une nana com’il fo ».

Puis, dans les années, suivantes, c’est une véritable avalanche qui se déclenche. Le Tango « Champagne Tango », datant de 1914, fut écrit par Pascual Contursi (1888-1932) sur une musique composée un an auparavant par Manuel Arózteguy (1888-1938). On peut y lire : "Esas minas veteranas / que siempre se conformaban, / que nunca la protestaban / aunque picara el buyón". (« Ces nanas d’expérience / qui étaient toujours disponibles / qui ne protestaient jamais / même quand elles crevaient la dalle »). Dans le même tango apparaissent les paroles "Chapó" (Sic) et "Gigolo": "avoir une voiture /avoir une boniche / et un grand chapó/ et pour les bringues/ un gigoló"

L’influence française se note également dans le grand nombre de noms français données à des restaurants de luxe et à des cabarets de cette époque. Parmi ceux-ci, on peut citer le "Pigall", "Armenonville", "Julien", "Tabaris", "Moulin Rouge". Les paroles d’origine française apparaissent également dans des titres des tangos, comme "De vuela al bulin" ("De retour à la chambrette"), qui date de 1914, avec des paroles de Pascual Contursi sur une musique de José Martínez (1890-1939).

La petite parole "bulín", d’origine française[2], va concurrencer le « cotorro » (« piaule ») déjà enraciné dans le lunfardo portègne. Ces deux mots continuèrent cependant à coexister comme le montrent les vers suivants : « Percanta que arrepentida/ de tu juida has vuelto al bulín (…) y en una noche de atorro/ en el cotorro no te encontré". « Minette repentie de ta fuite / qui retourne à la chambrette (…) / et une nuit en revenant pioncer / Dans la piaule je ne t’ai pas trouvée ».

Le fameux "bulín" se portènise donc, se répétant d’un tango à l’autre comme dans "Ivette" (P. Contursi – Martínez), "Pobre paica" (P. Contursi – Juan Carlos Cobián), "¡Qué querés con esa cara!" (P. Contursi – Eduardo Arolas). S’il y a bien un auteur qui insiste sur le "bulín", c’est bien Pascual Contursi. Du cotorro ou du bulin, la nana se tire toujours : un thème récurrent qui prend chair dans les tangos de cette époque. C’est qu’il était arrivé peu de "nanas" dans le pays et qu‘il y avait donc beaucoup d’hommes seuls.
En 1917 Gardel inaugure le tango chanté, justement avec "Mi noche triste" de Pascual Contursi. Ici, le cottoro et le bulin fraternisent, dans une alliance italien-argentin-français : "Cuando voy a mi cotorro/ lo veo desarreglado/ (…) Ya no hay en el bulín/ aquellos lindos frasquitos/ arreglados con moñitos/ todos del mismo color". (Voir traduction dans la Salida numéro 27).

De nombreuses autres expressions d’origine françaises sont présentes de manière plus ou moins marquée. Par exemple, dans "Muñequita de lujo" (Petite poupée de luxe), un tango de 1921, écrit par Pedro Numa Córdoba (1897-1964) et Enrique Delfino (1895-1967), la fin des vers est constituée de paroles françaises qui permettent d’assurer la rime :garçonnière, bibelot, Sèvres, trousseau, cocó, toilette.. Un autre exemple est "Pompas" (Pompas de jabón), tango composé en 1925 par Enrique Cadícamo (1900-2002) et Roberto Goyeneche (1898-1925): « Que en los piringundines de frac y fuelle, /bailás luciendo corte de cotillón, /y que a las milongueras, por darles dique,/ al irte con tu camba, batís ¡allon! (sic) : « Dans les bars louches où les fracs côtoient les bandos / Tu danses un tango de frime / et au milongueras, pour les épater / quand tu te tires avec ton richard / tu dis : allon !

Cette même année, Juan Caruso et Francisco Canaro écrivent "Pedime lo que querés" (demande-moi ce que tu aimes) dans lequel apparaissent différents gallicismes qui, avec une fréquence plus ou moins grande, s’incorporent au langage quotidien.

S’incorporent également au tango les noms de personnages fameux de la littérature française. Dans le tango « Griseta » de 1924, de José Gonzalez Castillo et Enrique Delfino, on rencontre des références à Musette (Museta), Mimí Pinsón, Rodolfo et Schaunard (du roman de Murger et de l’opéra La Bohème de Puccini), à Margarita Gauthier, et a Manon et Des Grieux de l’oeuvre de l’abbé Prévost (voir texte et traduction de Griseta dans la Salida numéro 27) (…). Et les citations se succèdent : « Margot » (Margarita), le fameux tango de Negro Celedonio Flores et José Ricardo ; « Ivette » déjà cité ; « Mimi », son nom joint à celui de Rodolfo dans "La cabeza del italiano", tango de Antonio Scattaso et Francisco Bastardi.

Ainsi prirent leur carte de citoyenneté portègne de nombreux gallicismes (…). Des paroles qui jusqu’à aujourd’hui subsistent dans le langage courant comme ragú (ragout), madama (madame), marroco, morfar, buyón (buillón), chiqué, franelear, marote, (marotte), cañota (cagnotta), femme, esplín, garçon, frapé (frapée), rococó, toilette.

Oscar Himschoot

Traduction de Fabrice Hatem et Mariana Bustelo

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[1] Paraña 123, 5è étage, 1017 Buenos Aires, tél : 4372-7251

[2] Elle vient du français "boulin", qui signifie "Trou ou pot de terre où niche un pigeon dans un colombier ».

Pour en savoir plus sur le lunfardo :

Daniel Melingo, le Macho de la milonga : /2006/06/09/entretien-avec-melingo-le-macho-de-la-milonga/

L’humour et le comique dans le répertoire de Edmundo Rivero : /2005/11/05/l-humour-dans-les-tangos-et-milongas-de-edmundo-rivero/

La satire et le comique dans le répertoire de Tita Merello : /2005/11/05/la-satire-et-le-comique-dans-le-repertoire-de-tita-merello/

Editorial de La Salida n°40 : Tango et lunfardo : /2004/12/10/la-salida-n-40-tango-et-lunfardo/

Le Lunfardo sur internet : /2005/11/07/la-salida-n-40-tangodebit/

Le Lunfardo aujourdhui : /2005/11/07/le-lunfardo-aujourd-hui/

Mini-anthologie lunfarda : /2005/11/07/mini-anthologie-lunfarda/

Le tango drôle des origines : /2005/11/05/le-tango-drole-des-origines/

Le tango et le Lunfardo : Compagnons d’enfance : /2005/11/04/le-tango-et-le-lunfardo-compagnons-d-enfance/

Autour du Lunfardo : /2005/11/04/autour-du-lunfardo/

Les langages du tango : /2005/11/04/les-langages-du-tango/

Le langage du Rio de la Plata et la chanson populaire : /2005/11/04/le-langage-du-rio-de-la-plata-et-la-chanson-populaire-le-tango/

La France et le Lunfardo : /2005/11/04/la-france-et-le-lunfardo/

Anthologie comprenant des traductions de chansons en Lunfardo :/2012/05/10/une-anthologie-bilingue-du-tango-argentin/

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