Editeur : La Salida n°23, avril-mai 2001
Auteur : Fabrice Hatem
Balada para un loco (Balade pour un fou), d’Horacio Ferrer
Ecrit en 1969, Balade pour un fou s’inscrit dans la continuité d’une tradition de production poétique consacrée à Buenos Aires. La ville constitue en effet le paysage familier de la mythologie tanguera. Chacun de ces quartiers sont chargés d’une force symbolique et affective particulière : le faubourg pauvre mais honnête est le monde mythique des origines, celui du premier amour, sincère et malheureux, dont l’évocation permet au personnage principal, vaincu par la vie, d’exprimer sa nostalgie et son mal-être (Percal, Sur…). L’arrabal sordide est le lieu de la violence et du crime, peuplé de personnages en marge de la loi : voyous, souteneurs et prostitués (El portenito,…).
Quant au centre-ville avec ses cabarets, il représente le monde du luxe et de la nuit. Selon les cas, on y verra évoluer des personnages -milonguitas et bacans – guettés par la déchéance morale liée à une vie d’oisiveté et de luxure (Mano a mano), des êtres taraudés par un mal de vivre diffus (Nostalgias, Los Mareados) ou, plus rarement des jouisseurs goûtant sans états d’âmes une vie de plaisirs faciles (A media Luz, Garufa…). La géographie de la ville nous fournit ainsi, poème après poème, les repères spatio-temporels permettant la construction d’une vision du monde propre à la littérature tanguera.
Par son atmosphère, ses décors, son climat, la ville peut également modeler les sentiments et les actes des hommes qui la peuplent : tristesse liée à la pluie, au froid, à la nuit (Garua), sentiment de désespoir et de solitude suscité par la vision d’épaves de navires abandonnées (Niebla del Riacuelo), crime passionnel en quelque sorte « secrété » par l’atmosphère lugubre des docks où il se produit (Silbando).
Plus encore : dans un nombre important de tangos, la ville est évoquée, non comme un simple décor, mais comme un personnage bien réel, voire un confident auquel le narrateur s’adresse directement pour lui confier ses sentiments, souvent liés à la nostalgie de l’exil. Ceux-ci pourront, selon les cas, être teintés de l’espérance heureuse d’un retour futur (Mi Buenos Aires Querido) ou du désespoir lié à la perspective d’un éloignement définitif (Anclao en Paris). Dans la plupart des cas, les sentiments exprimés envers Buenos Aires sont extrêmement forts : ils évoquent la vénération portée à un véritable démiurge, créateur de toutes choses, et dont les êtres humains ne constituent en quelque sorte que des émanations, qu’il s’agisse des humbles habitants des quartiers pauvres (Melodia de arrabal), des personnages typiques de la « comédie humaine » tanguera (Buenos Aires, El Choclo dans la version de Discepolo) ou tout simplement des habitués d’un café accueillant (Cafetin de Buenos Aires).
Si le poème d’Horacio Ferrer s’inscrit dans cette tradition, il la renouvelle également tant sur la forme que sur le fond. La tradition est présente, dans la mesure où toutes les références spatiales du texte sont inscrites dans la réalité urbaine, à travers l’évocation des noms des rues ou du trafic automobile. Mais Ferrer innove également à travers un discours « décalé », évoquant bien davantage le surréalisme que le lyrisme larmoyant ou le réalisme faubourien des œuvres antérieures : propos volontairement décousus, situations impossibles, personnages oniriques. La construction même de l’œuvre (long récitatif suivi d’une longue poésie en vers libres) rompt avec la tradition de la chansonnette divisée en une succession bien léchée de refrains et de couplets de longueur déterminée, Enfin, la ville elle-même n’est plus celle des années 1910, avec ses charrettes à bras et ses faubourgs semi-ruraux, mais celle des années 1970, avec ses feux de circulation, ses taxis, sa circulation trépidante.
D’origine uruguayenne, Horacio Ferrer s’intéressa au tango dès son adolescence, lorsqu’il fonda à 17 ans avec quelques amis un club d’études historique et littéraire, sa contribution essentielle à la production littéraire tanguera est liée à son association, à partir de 1954, avec Astor Piazzolla. Il écrivit notamment avec lui, dans une collaboration où la création musicale et littéraire furent toujours étroitement imbriquées, l’opéra Maria de Buenos Aires, ainsi que de nombreuses chansons, dont Morir en Buenos Aires, Chiquilin de Bachin, La ultima grela, El gordo triste, Balada para mi muerte… Balada para un loco fut, pour sa part, composée à l’occasion du premier festival de Buenos Aires pour la chanson, organisé en 1969. Sa première interprétation publique donna lieu à une véritable « bataille des anciens et des modernes », opposant partisans et adversaires des innovations piazzolliennes. Elle fut ensuite enregistrées notamment par Amelia Baltar en 1969 et Roberto Goyeneche en 1970 (tous deux accompagnés par Piazzolla) et par Rosana Falasca en 1974.
Fabrice Hatem
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