Editeur : La Salida n° 17, janvier-mars 2000
Auteur : Fabrice Hatem
Nostalgias (Nostalgies)
Jusqu’à Enrique Cadicamo, le tango avait surtout chanté la vie difficile de l’homme pauvre des faubourgs portègnes. Avec lui, il s’élargit au monde luxueux des cabarets, de la nuit et du voyage. Par ses origines sociales, par la vie qu’il a vécue, par ses thèmes littéraires, Don Enrique symbolise ainsi le mouvement s’ascension sociale et intellectuelle que connaît le tango à partir des années 1920.
Né en 1900, issu d’une famille aisée d’origine rurale qui vint s’installer à Buenos-Aires au début du siècle, Cadicamo fréquenta dans les années 1920 la bohème littéraire portègne avant de connaître avec ses premiers poèmes (Notamment « Pompas » en 1925) un succès rapide, source d’importants droits d’auteurs. Il voyage alors, à partir de 1928, vers l’Europe, et notamment vers Paris, qu’il a aimé « comme une maîtresse » et qui lui inspirera de nombreux poèmes, puis vers les Etats-Unis et l’Amérique du sud. Partout, il vit l’existence d’un jeune bohème nocturne, auquel son élégance, sa prestance physique, son aisance matérielle et ses talents poétiques valent de nombreux succès féminins.
Cette existence va profondément influencer la poésie de Cadicamo. Certes, celui-ci évoque, surtout dans ses premiers poèmes, les personnages typiques des faubourgs tels qu’il les a connus dans son enfance (« Compadron », « Che Bartolo », « La Baranca », « El Cuartador », « Boedo Y San juan »…). Mais le décor de ses œuvres s’élargit bientôt au monde de la nuit et du cabaret (« Dolor Milonguero », « Cabaret »), où évoluent, aux bras de leurs riches protecteurs, de magnifiques cocottes (« Pompas », « Muneca brava » « Che papusa Oï ! », dans une certaine mesure la triste « Madame Yvonne ») inspirées par les personnages réels qu’il côtoie aux cours de ces fêtes nocturnes. A partir des années 1930, il développe son style propre, fait de sentimentalisme nostalgique et intimiste, qu’illustreront des œuvres telles que « Niebla del riachuelo », « Garùa », « Los mareados », « Por la vuelta », et, bien sûr, « Nostalgias ». Grand voyageur, il introduit Paris dans la thématique tanguera (« Anclao en Paris », « Place Pigalle ») et évoque également le Brésil (« Ave de Paso »).
La poésie tanguera de Cadicamo réalise ainsi la synthèse d’un courant d’inspiration populaire, dans la lignée d’un Flores ou d’un Contursi, et d’une littérature « cultivée » sous influence européenne et notamment française (Paul Géraldy,…). D’où une langue à la fois travaillée et sobre, avec une utilisation très contrôlée du lunfardo, une versification souvent complexe, l’utilisation de figures stylistiques élaborées mais où la virtuosité littéraire sait se faire oublier derrière l’expression de sentiments simples. Ajoutons qu’au-delà de sa production tanguera stricto sensu, Cadicamo s’illustra dans de nombreux autres domaines de la production artistique, littéraire et intellectuelle : recueil de poèmes, biographies, essais historiques, production de films, etc.
« Nostalgias » fournit un excellent exemple de ces caractéristiques. Son personnage principal ? Un séducteur élégant qui va de femme en femme, de cabaret en cabaret, noyant sa nostalgie dans le champagne au son du bandonéon. Sa construction littéraire ? Un poème, sui sous les apparences d’une grande liberté de rime et de versification, propose des rythmiques et des allitérations subtiles. Sa musique ? Une structure harmonique relativement complexe et ambitieuse, portant une mélodie aux nombreuses altérations et aux vocalises relativement difficiles à chanter et à mémoriser, au point que le directeur de la revue à laquelle elle était initialement destinée la rejet, la jugeant « anti-populaire ».
Le compositeur, Juan Carlos Cobian (1896-1953), était d’ailleurs à maints aspects l’équivalent musical de Cadicamo, avec lequel il composa également « La casita de mis viejos », « Los mareados » et « Niebla del riachuelo » et avec lequel i voyagea aux Etats-Unis en 1935. Pianiste de formation, influencé par la musique européenne, il joua un rôle rénovateur en enrichissant les structures harmoniques, en composant des mélodies d’un grand raffinement et en introduisant le rythme à 4 temps alors que le tango était jusque là écrit en deux temps. Directeur d’orchestre, il fut l’une des plus grandes figures du cabaret des années 1930 et 1940, dirigeant, toujours vêtu d’un impeccable smoking sans le ou, de grands orchestres qui furent des pépinières de jeunes talents.
Jouée pour la première fois en 1936 à l’occasion de l’inauguration du cabaret « Charleston », « Nostalgias » rencontra un succès immédiat qui ne se démentit jamais par la suite. La chanson fut interprétée par tous les grands chanteurs, depuis Charlo jusqu’à Argentino Ledesma, en passant par Hugo del Carril, Libertad Lamarque, Edmundo Rivero, Hector Mauré, Nestor Fabian, etc.
Fabrice Hatem
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