Editeur : la Salida n°11, décembre 1998/janvier 1999
Auteur : Fabrice Hatem
Critique du livre : Les chemins du tango, de Jean-Luc Thomas
Recueillir directement la parole des artistes, afin d’offrir au lecteur autant de témoignages vivants sur les trajectoires personnelles des musiciens, compositeurs, danseurs ou écrivains qui ont participé à la grande aventure du tango : telle est l’ambition du livre de Jean-Luc Thomas, qui, en bon journaliste, est allé interviewer sur les lieux même où ils vivent et travaillent, accompagné du photographe Laurent Combet, plusieurs dizaines d’acteurs de cet art. Emouvante et instructive, cette approche est cependant desservie par une écriture quelque peu ampoulée, voire confuse.
L’émotion est particulièrement présente lorsque témoignent des artistes peu connus ou oubliés, dont l’amour pour le tango a survécu aux difficultés ou aux désillusions. Ainsi Tito Reyes, qui a chanté avec Anibal Troïlo, nous reçoit au 13ème étage de sa tour de Puente Alsina. Victime de la période noire des années 70, il a dû vivoter de petits métiers, mais s’apprêtait au moment de l’entretien à lancer un nouveau CD. EL Chino, propriétaire d’un restaurant à Nueva Pompeya, en a fait le lieu d’accueil d’un amateurisme fraternel, où le comptoir tient lieu de scène. Reinaldo Greatti, accordeur de bandonéon, a du s’embaucher au Comité national des viandes lorsque la demande des musiciens s’est faite trop rare. Aujourd’hui retraité, il est revenu à son premier métier, plus par goût que par nécessité. Luis Cardeï, chanteur de restaurants populaires au corps infirme continue à appeler « les amis » ses clients et partager avec son fidèle bandonéoniste Antonio Pisano sa fierté de bon artisan. Le chanteur Ruben Juarez, ex-étoile montante des années 1970, croit toujours que l’avenir appartient à ceux qui vont de l’avant, même s’il a perdu le bel oiseau de la jeunesse.
Les témoignages d’acteurs majeurs fournissent également un éclairage précieux sur certains aspects de l’histoire du tango. Enrique Cadicamo nous fait revivre la folie parisienne des années 1920. Horacio Salgan nous fait don de ses souvenirs sur sa découverte émerveillée de Roberto Goyeneche, alors chauffeur d’autobus. Horacio Ferrer égrène ses souvenirs sur Astor Piazzolla, tandis que la chanteuse Amelita Baltar nous décrit la furieuse bataille des anciens et des modernes qui accompagne la première représentation de la Balada para un loco. Adriana Varela nous raconte sa conversion fulgurante au tango, provoquée par la vision du film de Solanas, Sur. Litto Nevia nous conte l’histoire de sa maison de production, Melopea, créée dans le but d’une réappropriation du tango par les Argentins, face aux maisons de production multinationales qui « vampirisent » l’art portègne.
Les jeunes, les compagnons de route et les voies nouvelles ne sont pas oubliés. Le bandonéoniste français Olivier Manoury raconte l’achat miraculeux en 1978, dans une brocante parisienne, d’un instrument de marque « Alfred Arnold » Le pianiste Juan Carlos Caceres rappelle que le tango fut une musique d’improvisation jusqu’à la formation des grands orchestres dans les années 1940 et cherche à retrouver les racines noires de la musique. Le bandonéoniste Nestor marconi, ancien complice de Roberto Goyeneche, cherche les voix d’un rapprochement entre Jazz et Tango. La danseuse Catherine Berbessou raconte la genèse de son spectacle, A Fuego Lento, associant tango et danse contemporaine. Le chanteur de variété Jaïro, de son vrai nom Mario Gonzales, se révèle comme un grand aficionado -et érudit- du tango.
La démarche de l’ouvrage trouve cependant une limite quand l’auteur cherche à décrire des personnages décédés et surtout à retracer l’histoire générale de la littérature et de la musique tangueras. L’approche impressionniste et anecdotique, reposant sur des interviews inédites, sur la représentation des lieux où vivent les artistes, sur la restitution des souvenirs et des rêves qui constituent leur âme vivante, n’est alors plus possible. Le discours devient alors plus confus, les chronologies plus embrouillées, les monographies plus artificielles. Quant aux illustrations photographiques, elles cherchent, à saisir le caractère intime d’un personnage à travers une attitude, un mouvement saisis au vol. Parfois émouvantes, parfois moins réussies, elles sont toutes victimes d’une reproduction médiocre.
Malgré ces défauts mineurs, ce livre, écrit par un amoureux de la musique portègne, nous offre un merveilleux voyage à travers l’âme et le cœur de ceux qui font vivre le tango d’aujourd’hui.
Fabrice Hatem
Les chemins du tango, Jean-Luc Thomas, Editions Atlantica, 1998, 327 pages.