Editeur : Le nouvel économiste, n°1274, 8 octobre 2004
Auteur : Fabrice Hatem
L’argent au nord, l’emploi au sud ?
La question des délocalisations industrielles suscite une inquiétude croissante dans les pays développés et tout particulièrement en France. Certains relativisent leur gravité, en évoquant, selon les cas, la faiblesse quantitative du phénomène, son caractère naturel et inéluctable, la poursuite des créations d’emplois en France par nos firmes les plus internationalisées, ou encore les perspectives brillantes de reconversion qui s’ouvriraient dans les activités high tech et tertiaires. Les conclusions de travaux récents du Boston Consulting Group ou encore de la DATAR vont par exemple dans ce sens. Mais ces analyses sous-estiment la gravité d’un mouvement massif de déversement d’activités vers les pays émergents, dont l’ampleur dépasse largement le cas particulier de quelques industries de main-d’œuvre ou le transfert spectaculaire, mais anecdotique, de quelques machines à coudre, pour concerner la majorité des activités économiques, y compris dans le secteur tertiaire et les high-tech.
Parmi les arguments faussement rassurants, figure la bonne attractivité des pays développés pour les flux d’investissements directs (IDE). Bien sûr, les investissements exprimés en termes financiers (qu’il s’agisse de flux de portefeuille ou d’investissement directs) continuent à privilégier les pays développés, et tout particulièrement l’Europe de l’ouest. C’est vrai aujourd’hui, et ce le sera encore demain si l’on en croît les réponses des firmes multinationales aux enquêtes d’opinion régulièrement réalisées auprès d’elles. Les investisseurs continuent, incontestablement, d’être attirés par ces zones stables, prospères, offrant à la fois des débouchés immenses et une main d’œuvre de qualité. C’est pourquoi la France a réalisé de brillantes performances pour l’accueil des investissements directs au cours des dernières années (2ème rang mondial en 2002 et 2003).
Mais quel est le contenu de ces flux financiers ? D’abord et avant tout, des acquisitions d’entreprises, visant à l’obtention d’une taille critique au niveau international. Ensuite, des placement immobiliers et financiers motivés par la recherche de la rentabilité. Enfin, beaucoup d’activités de services destinées au marché local comme la logistique ou la distribution, des fonctions tertiaires d’entreprise comme les quartiers généraux ou les centres de recherche, et quelques sites de production à haute valeur ajoutée. Mais pas ou peu d’usines offrant des masses importantes d’emplois ouvriers.
En d’autres termes, l’investissement financier arrive toujours massivement vers les pays développés et vers la France, mais son contenu en emplois est faible, et parfois même négatif si l’on considère que beaucoup d’investissements de modernisation et de restructuration, en augmentant la productivité, conduisent ipso facto à une réduction du nombre de postes de travail. Quant aux investissements greenfields fortement créateurs d’emplois, ils ont une fâcheuse tendance à se localiser prioritairement vers les nouvelles zones en croissance rapide et à faibles salaires, comme les pays de l’est ou la Chine, où les investisseurs trouvent à la fois un marché local en croissance rapide et des coûts de production sans commune mesure avec ceux des pays développés. Des travaux publiés par Fabrice Defever dans la revue Accomex numéro 54, en février dernier, montrent par exemple qu’au cours de la période 1998-2002, un tiers des emplois « internationalement mobiles » créés en Europe (c’est-à-dire faisant l’objet d’une concurrence entre sites d’accueil) l’ont été dans les pays de l’Est. Et la comparaison, bien sûr, serait encore plus effrayante si on la réalisait au niveau mondial, c’est-à-dire en incluant l’Asie.
Il fut donc arrêter, comme lors de la canicule de l’an dernier, de se bercer d’illusions en voulant croire que les délocalisations – que trop encore définissent, par le petit bout de lorgnette, comme les seuls transferts d’usine « à l’identique » – ne seraient qu’un phénomène marginal. Nous assistons en fait bel et bien à un mouvement peut-être historique de déversement des capacités mondiales de production vers les pays émergents et notamment vers l’Asie. Nos enfants nous en voudront peut-être un jour de n’avoir pas sonné le tocsin suffisamment tôt et de ne pas avoir pris à temps les mesures nécessaires : pour l’essentiel offensives (soutien à l’innovation et à la modernisation industrielles, amélioration de l’environnement des affaires), mais aussi, parfois, défensives (refus des situations de concurrence inéquitable et mise en place de mesures appropriées de protection si nécessaire).
Pour des analyses plus complètes sur le thème de l’attractivité : /2004-12-06/these-de-doctorat-construction-d-un-observatoire-des-investissements-internationaux-2003/
Pour des analyses plus complètes sur le thème de l’investissement international en Europe :/2006/07/13/rapport-sur-l-investissement-international-en-europe-2002-2005-edition-2006/